Shakespeare, quelqu’un, tout le monde, et puis personne

Philippe Forest aime les pas de côté, les paradoxes. C’est avec brio, c’est à dire avec une vivacité et une légèreté qu’il nous fait longer les sentiers battus sans jamais s’y rendre, ce qui nous vaut de belles ouvertures sur des pistes nouvelles.

D’où cet aveu, qu’il place heureusement en fin de livre et que je vous dévoile d’emblée :

« Ce livre raconte en beaucoup de pages une existence qui tient en quelques lignes, mais sur laquelle on a écrit, avant moi, des milliers d’ouvrages ».

C’est une chance pour notre auteur, il s’en donne à cœur joie. Puisque qu’on si sait peu de choses sur William Shakespeare, il lui faut bien remplir les blancs, faire des hypothèses, élaborer des conjectures qui finissent par paraitre plus que vraisemblables : tenter une fiction vraie… Pour un auteur qui a le roman dans le sang, c’est le bonheur ! D’ailleurs, c’est ce que lui a demandé Colin Lemoine, le directeur de la collection titrée d’/après : réinventer l’œuvre de Shakespeare, rêver sa vie. D’où le choix de Forest :

« Je lui donne l’allure d’un conte semblable à ceux dont s’enchantent les enfants et dont, jamais, ils ne se lassent ».

En effet le lecteur ne se lasse pas… de plus le genre du conte est tellement en harmonie avec les univers dans lesquels Shakespeare nous plonge que c’est déjà une manière de nous le faire ressentir.  

Une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur

Selon Shakespeare :

« Si le théâtre exprime la vérité du monde, c’est que le monde est un théâtre »

C’est dire que le monde est une illusion, parfois belle parfois terrible : voilà une assertion que les romanciers, ces grands adeptes de la fiction, ne contrediront pas ! Ils en connaissent les pouvoirs, ils savent que nous sommes composés d’« histoires vraies » que les générations qui nous ont précédé ont imaginées : celles de notre peuple, de notre origine, de notre religion…

Voilà ce que les non-lecteurs, les contempteurs du roman, ne supportent pas : la vérité ne serait qu’une fiction, une fiction vraie puisqu’elle nous dit la vérité du monde, la vérité de la vie… Eux veulent du réel, du factuel, il n’y a que ça de vrai, de bien ordonné, et de rassurant, au moins on sait où l’on est !

Le vrai, le factuel

Le vrai, le factuel, est le registre où il est consigné que, le 27 novembre 1582, licence est accordée à William Shakespeare d’épouser une certaine Anne Hathaway, de huit ans son aînée. Il a dix-huit ans. En 1585 il quitte sa famille et Stratford-Upon-Avon, et disparaît… En trois ans il aurait conçu et vu naître trois enfants – dont deux jumeaux il est vrai… Ce qui est aussi vrai, factuel, c’est que, vers 1611, il serait retourné à Stratford-upon-Avon, où il serait décédé le 23 avril 1616… mais entre ces deux dates rien de certain… sinon des pièces de théâtre qu’il aurait écrites : le « First Folio » publié en 1623, soit sept ans après sa mort, recense les trente-six pièces que l’on connait bien. Selon certains auteurs, il faudrait y ajouter une cinquantaine de pièces que l’on peut qualifier d’apocryphes !

Pourquoi, à la fin de ce livre, a-t-on le sentiment d’avoir vraiment approché William Shakespeare ? C’est sans aucun doute, encore une fois, un de ces miracles dont la fiction a le secret !

Mathias Lair

Philippe Forest, Shakespeare, Quelqu’un, tout le monde et puis personne, Flammarion, septembre 2025, 348 pages, 21,90 euros

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