Le Grand Monde, la saga de Pierre Lemaitre

Pierre Lemaitre est un homme qui ne chôme pas. Après l’excellent Au revoir là-haut (prix Goncourt), après l’inattendu Le Serpent majuscule, et après d’autres romans couverts de prix, voilà qu’il nous livre un gros pavé sous le titre Le Grand Monde. Ce Monde est celui de la famille Pelletier, et des aventures de chacun de ses membres à Beyrouth d’abord, puis à Saïgon, et à Paris. Il y a là tous les ingrédients d’une histoire mouvementée, qui s’étend sur plusieurs années, et met en scène un chef d’entreprise véreux, un homosexuel romantique, une épouse infidèle, un journaliste fureteur, un vietnamien délirant, un criminel redoutable, une mère de famille vengeresse et divers cadavres, çà et là. Il n’y a guère que le chat de la maison, nommé Joseph, qui somnole dans la banalité. Tous les autres connaissent des destinées cocasses ou tragiques. 

Les Pelletiers dans les Trente glorieuses

Roman d’aventures, donc, que ce Grand Monde, qui nous plonge dans la France coloniale de l’Occupation puis de l’après-guerre, roman historique aussi, mais roman psychologique et social, qui raconte une famille, ses liens très forts comme ses incroyables détachements. Et au milieu, comme une grande ombre servant de parasol à bien des turpitudes, ce qui est finalement le personnage central du livre : l’Indochine. Un pays merveilleux et attachant, mais pollué par la guerre, l’opium, les piastres, les trahisons, où les meilleures intentions du monde ne dépassent pas la salle d’attente de l’aéroport. 

Pierre Lemaitre réussit un joli tour de force, celui de nous amuser avec une succession de faits divers, et ce qui pourrait devenir un polar ennuyeux, sur fond d’histoires sordides, est en réalité une agréable et souriante promenade dans le temps et dans l’Histoire. Tout cela est mené au pas de charge, et les chapitres galopent les uns après les autres sans reprendre souffle. Tenir près de 600 pages à ce rythme-là, c’est presque ridiculiser les chevauchées d’Alexandre Dumas. Bravo !

Un satire de la Quatrième République

Il y a autre chose : ce Grand Monde, pas toujours recommandable et souvent bien réel, à quelques détails près, se présente comme une satire de ce que fut, malgré elle, la France de la Quatrième République, colmatant sous la mousson des Tropiques des dommages de guerre lents à cicatriser. Les Pelletier sont-ils le symbole d’une société pourrie ? Absolument pas. Sans doute, il y en eut d’autres, et encore aujourd’hui. Mais le cumul des aventures des uns et des autres, et l’enchevêtrement de leurs malheurs, s’apparente davantage à la malédiction des Atrides qu’à la destinée de monsieur tout le monde. 

Il y a donc de la tragédie grecque dans ce Monde-là, mais comme on sourit aussi à des situations inattendues et très bien racontées, Euripide s’éloigne pour laisser place à un grand plaisir de lecture. 

Didier Ters

Pierre Lemaitre, Le Grand Monde, Calmann Lévy, mars 2022, 580 pages, 22,90 euros

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