Le romantisme des écrivains fascistes français

Paul Sérant, la modestie au service de l’intelligence

L’existence d’un « fascisme à la française » nourrit depuis des lustres un débat animé, et régulièrement relancé, entre historiens. On sait ainsi quelles polémiques suscitèrent les travaux de Zeev Sternhell sur la droite révolutionnaire. Encore récemment, un collectif de spécialistes héritiers de René Rémond – coordonné par Serge Bernstein et Michel Winock et composé d’éminences telles que Jean-Pierre Azéma, Emilio Gentile ou Jacques Julliard – apportait la contradiction à l’universitaire israélien dans un volume publié aux éditions du CNRS. Les curieux qui auront soumis à un bref examen l’index des noms de l’ouvrage y relèveront une criante lacune : nulle trace du nom de Paul Sérant…

Pourtant, s’il est bien un auteur qui tenta de cerner ce que fut et ce qui fit l’essence d’un fascisme français, c’est bien ce journaliste et écrivain, né en 1922, mort en 2002. Et bien que son essai Romantisme fasciste, publié en 1959 chez Fasquelle, soit une étude pionnière en la matière, il aura fallu attendre près de sept décennies pour voir enfin son titre figurer à nouveau au catalogue d’un éditeur sérieux. Pourquoi cet oubli de Sérant ? Peut-être à cause du caractère inclassable du personnage, qui commence son (anti-)carrière par une étude sur l’ésotérisme guénonien, puis manifeste un vif intérêt pour l’histoire des idées – en particulier celles des vaincus. Sa bibliographie, modeste à son image, oscille alors entre des maisons reconnues (Robert Laffont pour Les Vaincus de la Libération en 1964 et La France des minorités en 1965, Perrin pour son essai sur les catholiques, etc.) et des enseignes plus marginales, dont l’identité se rapproche de celles que Stéphane François définira comme véhiculant une « subculture de droite ». Ainsi de Salazar et son temps, publié en 1961 aux Sept Couleurs de Maurice Bardèche, ou encore Les Dissidents de l’Action française, chez Copernic en 1978. Cette fréquentation des marges droitières n’empêchera pas notre homme d’être l’exégète de Camus, Gide et Giono chez Culture Arts Loisirs ou, plus inattendu encore, le préfacier d’Aragon lors de la réédition des Beaux Quartiers chez Denoël en 1968 !

 

Une anthologie d’auteurs sulfureux…

 

Le Romantisme fasciste n’est pas un travail d’historien académique, plutôt un propos buissonnier d’homme qui lit avant de condamner ; qui s’attache à débusquer la sensibilité et la pensée communes à une demi-douzaine écrivains auxquels il ne plus question de prêter ni sensibilité ni pensée une fois institués les tribunaux d’épuration. Une poignée de ses tenants, cela suffit-il à dégager les lignes de force de l’idéologie fasciste ? Le parti pris semble a priori par trop limité. C’est que le panel, où l’on ne rencontre aucun second couteau, éclaire avant tout par sa représentativité. Qu’on en juge : Robert Brasillach, Pierre Drieu la Rochelle, Abel Bonnard, Alphonse de Châteaubriant, Louis-Ferdinand Céline et Lucien Rebatet. Par les postures qu’il adopta, le choix des organes de presse dans lesquels il s’exprima, le style qu’il déploya, les vues qu’il entretint sur l’occupation, sur les relations avec l’Allemagne, sur le bolchevisme, etc., chacun de ces personnages incarne en soi une figure de son époque, et en permet ainsi la compréhension en profondeur.

Sérant ne fut pas de ces chercheurs qui jouent des coudes pour se frayer une place à l’avant-plan ni qui prétendent supplanter par leur commentaire la parole de leurs sujets d’étude. Lui, au contraire, préféra accorder de la place à des extraits longs, au risque de voir la citation prendre le pas sur l’analyse. Olivier Dard, sans doute le meilleur spécialiste actuel de la culture politique des droites radicales, rappelle que, aux yeux de maint jeune de la Classe 60, Le Romantisme fasciste constitua une espèce d’anthologie d’auteurs alors difficiles d’accès, et auxquels purent dès lors aisément se référer les militants des mouvements nationaux comme néofascistes d’après-guerre. On peut comprendre cet usage (qui n’est pas un détournement) du digest de Sérant, en signalant qu’une telle lecture est biaisée et repose sur une part de malentendu.

Il semble en effet utile de rappeler que Sérant s’engagea à 22 ans dans le réseau de résistance Élite-Thermopyles et que, en janvier 1945, il s’embarqua pour l’Angleterre pour offrir ses services à la section française de la BBC. Ce n’est donc en rien une adhésion à la Révolution Nationale qui l’incita à s’intéresser à la nébuleuse collaborationniste, mais bien son dégoût face à l’Épuration, dont les excès le terrifièrent. Ajoutons que le jeune Sérant a compté un ami parmi les réprouvés qu’il évoque, en la personne de Robert Brasillach. La date du 6 février 1945 demeurera à cet égard toujours emblématique à ses yeux. Il relatera leur rencontre (lors d’une causerie organisée par la Maison des Jeunes de Nogent) et leur immédiate sympathie mutuelle, dans un roman à clés, Les Inciviques. La confiance était absolue entre eux, au point que le jeune étudiant de philosophie avait confié à son aîné son intention de rejoindre la résistance et lui avait demandé conseil à propos de cet engagement. Une preuve supplémentaire de la complexité extrême de ces temps…

La matrice du regard porté par Sérant sur le fascisme se trouve en toute logique au détour d’un article consacré à l’auteur de Comme le temps passe, dans la revue Défense de l’Occident en 1955.

 

Cent textes le prouvent : pour Brasillach, le fascisme est à la fois une éthique et une esthétique. Éthique qui fut à l’origine, me semble-t-il, celle du défi : il est plaisant de proclamer “je suis fasciste” à la face de millions d’“intellectuels” démocrates qui ont attribué au fascisme, dans leur religion laïque, le rôle du Diable. Mais qu’on me comprenne bien : le fascisme n’est pas seulement pour Brasillach une sorte d’affirmation non-conformiste. […] Il voyait dans la collaboration l’occasion historique de mettre fin à l’interminable conflit de deux peuples, en même temps que la possibilité d’une renaissance française. »

 

Un titre déroutant

 

Des deux termes du titre de l’essai, c’est le premier qui choque le plus : comment prêter une quelconque dimension « romantique » au fascisme ? Par exemple en le décrivant comme Sérant ci-dessus. Les sept premiers chapitres de son ouvrage sont à cet égard des plus éclairants, car ils positionnent chacun des écrivains par rapport à un thème omniprésent chez eux, quoique différemment traités. Sont abordés la décadence française, l’axe droite-gauche, l’articulation entre nationalisme et socialisme, « le chef et le parti, la race et la jeunesse », l’alternative paganisme / christianisme, L’Europe, enfin le choix entre pacifisme ou bellicisme. Les trois chapitres suivants, où le contexte politique devient prépondérant, permettent quant à eux de saisir l’évolution des destinées mises en situation, depuis la débâcle de 1940 jusqu’aux répressions pour « intelligence avec l’ennemi ».

C’est dans les cinquante pages de la conclusion que la démarche de Sérant apparaît dans son importance et sa qualité. À la suite de Drieu, il conclut qu’il n’y eut pas de « fascisme français », principalement par manque de chef et de mise en œuvre d’une politique de parti unique ; par contre, il y eut bel et bien des fascistes français, qui l’étaient par conviction, par tempérament, par foi en autre chose que la démocratie, le capitalisme ou le communiste, par attachement à la tradition ou par engouement révolutionnaire. Qu’importe au fond l’origine de leur engagement, car tous durent se débattre avec les contradictions inhérentes à un corps de doctrine mal formalisé, contrairement à la doxa marxiste-léniniste. Un paragraphe suffit à Sérant pour synthétiser ces ambiguïtés de fond :

Les révolutions national-socialiste ou fasciste, ou plus exactement leurs dogmes laissent trop de questions en suspens. Elles sont révolutionnaires, mais respectent certains aspects et certaines structures du passé. Elles sont corporatistes, mais hésitent entre le maintien du capitalisme et son remplacement par le socialisme. Elles sont anticléricales, mais invoquent Dieu sans qu’on sache exactement les rapports qu’elles entendent établir avec les religions. Elles sont antibolchevistes, mais paraîtront parfois préférer l’ordre communiste au désordre des démocraties décadentes. Enfin, elles sont nationalistes, profondément nationalistes, tout en ayant une expansion, un rayonnement extérieurs dont elles pourraient utilement tirer parti. Bref, ces révolutions contiennent un élément d’incertitude qui fait leur faiblesse en face de tout ce tout cohérent qu’est le communisme. »

 

Jusqu’à ce jour, Le Romantisme fasciste n’était qu’un pavé jeté et englouti dans la mare opaque des jugements sur le fascisme en France ; il est désormais une pierre d’angle à l’édifice conceptuel que représente cette question capitale, une référence qu’aucun spécialiste ne pourra plus exclure ni feindre d’ignorer.

 

Frédéric Saenen

 

Paul Sérant, Le Romantisme fasciste, Préface d’Olivier Dard, bibliographie établie par Alain de Benoist, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 360 pages, 28 euros

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