L’inversion de Polyphème, d’étranges choses peuvent arriver
Du roman à la bande dessinée
On a connu Serge Lehman assez tôt, sous le pseudonyme de Don Hérial (La guerre des sept minutes) dans la collection « Anticipation » de Fleuve noir. Il a ensuite lancé un grand cycle de SF, la trilogie F.A.U.S.T, anticipation politique et critique du néolibéralisme. C’était osé et bien fichu. Mais Lehman, après sa participation au scénario du film Immortel d’Enki Bilal, connaît une sérieuse crise d’inspiration. Il se relance dans la bande dessinée, avec notamment la série La brigade chimérique, grand prix de l’imaginaire en 2011. Les éditions du Bélial rééditent ici une novella qui avait obtenu le prix Ozone en 1998, L’inversion de Polyphème.
Il faut bien que jeunesse se fasse
« Les vacances tombaient un mardi. Dès le lendemain, la bande s’était dispersée, comme si un maniaque avait kidnappé tous les gosses des Loges pendant la nuit et il n’était plus resté que nous quatre : Paul, Mick, Francis et moi. Bizarrement, je me souviens très bien de ce que j’ai éprouvé en me levant ce matin-là.
Je me suis dit que ça allait être l’été le plus chiant de ma vie. »

Bienvenue en Essonne à la fin des années soixante-dix avec quatre préados qui s’ennuient ferme. Le narrateur, Hugo, pâtit d’un père notable, autoritaire, tandis que sa mère est malade. Ses amis et lui ont construit une cabane où ils entassent des livres et des bandes dessinées (des Strange !) qu’ils se prêtent mutuellement. Un libraire âgé est aussi victime de leurs vols… Il est amoureux de Mick, la fille de son ancienne institutrice qui n’a d’yeux que pour Paul, un jeune borgne qui aime mettre en scène son œil de verre. Une nuit, ils découvrent des phénomènes très étranges : ils voient dans une boule de verre des oiseaux gigantesques avec des êtres humains qui le chevauchent avant qu’une grande lumière n’interrompe tout. Dans un champ, ils découvrent un jeune de leur âge qu’ils emmènent dans leur cabane. Paul révèle alors à Hugo qu’il est capable de voir un autre univers avec son œil de verre, qui côtoie le nôtre. Et le jeune garçon en vient…
Bientôt « on » vient le rechercher.
Un très bon récit
On est vite séduit par cette histoire ancrée dans l’adolescence, qui évoquera certainement à bien des jeunes lecteurs d’aujourd’hui la série Stranger Things. Serge Lehman a choisi une narration à la première personne sur le mode de la réminiscence : ça marche bien. Ces personnages vont vite être confrontées à une situation qui les dépasse mais ce sont surtout les adultes qui les plombent : je vous laisse découvrir. L’inversion de Polyphème fait regretter le silence romanesque de Lehman. Reste en tout cas un grand plaisir de lecture.
Sylvain Bonnet
Serge Lehman, L’inversion de Polyphème, Le Bélial « une heure lumière », illustration de couverture d’Aurélien Police, mars 2025, 112 pages, 9,90 euros