La tragédie de la culture de Georg Simmel

L’essayiste Jean-Michel Palmier salua ainsi la première édition française, en 1988, de La tragédie de la culture et autres essais : l’œuvre de Simmel, disait-il, est révélée en France avec un siècle de retard alors qu’elle a eu une influence profonde sur toute une génération. Il la trouvait fortement marquée par un certain anticapitalisme romantique.

Un vitalisme

Admirateur de Goethe comme de Schopenhauer et de Nietzsche, Georg Simmel (1858-1918), philosophe et sociologue, développa sa réflexion sur la base d’un nouveau paradigme qui apparaitrait au seuil du XXième siècle. Dans sa préface Jankélévitch fait cette remarque : chez les grecs, l’idée de substance fut au centre des investigations, au Moyen-âge ce fut l’idée de Dieu, remplacée à la Renaissance par celle de nature. Avec Simmel, le « signifiant maître » de notre époque serait la vie, laquelle emporte toute chose dans son mouvement, son changement perpétuel. Chez Simmel, toute chose, toute idée figée dans une objectivité définitive est un cadavre.

Dans ce recueil de courts essais, qu’il explore la question de la mode comme celles du christianisme, de la mort, de l’art ou du paysage, il a recours à une dialectique inspirée de Hegel, laquelle rendrait compte du mouvement de la vie : pour chaque question, il pose une thèse et une antithèse, s’interrogeant sur une synthèse qu’il resterait à dépasser… Ainsi pour la peinture naturaliste. Thèse : le tableau figure des objets dans l’espace. Antithèse : l’espace intérieur du tableau n’est qu’une création différente de l’espace vécu par nous. Synthèse :

« L’œuvre d’art mène son existence dans un espace idéel qui a aussi peu de contacts avec l’espace réel que sons et couleurs peuvent en avoir entre eux ».

Vie et mort de la culture

Simmel décrit ainsi la tragédie de la culture :

« Les œuvres d’art, deviennent [étrangères] à leur origine comme à leur fin. La culture vit et meurt à la fois. Elle se crée et se détruit dans ses mêmes formes ».

On pourrait dire qu’elle vit de mourir, car la culture consiste dans la rencontre de deux éléments qui ne se contiennent ni l’un ni l’autre : l’esprit subjectif et les créations de l’esprit objectif. Démonstration :

Étape 1 : un individu crée l’objet œuvre. Pour exister, ce contenu objectif doit être reçu par un autre sujet.

Étape 2 : un individu fait sienne l’œuvre et la récupère, l’interprète à partir de sa subjectivité propre : c’est en la niant qu’il la fait exister.  

Étape 3 : il réinvestira lui-même cette récupération et sa subjectivité dans d’autres œuvres d’art.

Étape 4 : un troisième individu fera sienne cette œuvre, etc…

Ainsi la culture court-elle au long d’une chaîne sans fin. Elle passe par un développement prédéterminé où des « forces d’anéantissement dirigées contre une essence jaillissent précisément des couches les plus profondes de cette essence » : voilà la dialectique…

Toute œuvre qui n’entrerait pas dans ce processus est un déchet : elle devient un bien culturel, réduite à être un objet de consommation. Alors il n’est plus question de tragédie, mais d’extinction culturelle… On pourrait donc dire qu’une œuvre ne survit qu’à une condition : que chacun soit, à sa façon, quelque peu artiste… même derrière son appareil photo ?

Mathias Lair

Georg Simmel, La tragédie de la culture, traduit de l’allemand de Sabine Cornille & Philippe Ivernel, préface de Vladimir Jankélévitch, Rivages « Petite Bibliothèque » n°86, mars 2025, 256 pages, 9,70 euros

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