Picasso ou rien, excellente réédition du roman ado de Sylvaine Jaoui

Avec Picasso ou rien, Sylvaine Jaoui revisite la crise d’ado avec émotion

Opportunément réédité sous le numéro 8 dans la collection de semi-poche pour ados et pré-ados « Rageot Romans », Picasso ou rien de Sylvaine Jaoui dévoile ce que peu de livres littéraires jeunesse abordent : le deuil !

Scénariste de séries et de jeux, auteure de livres documentaires jeunesse (La Martinière), Sylvaine Jaoui enseigne les lettres à Paris et ne cache pas son amour pour les livres. Elle est fidèle à sa lignée en digne fille de libraire et petite-fille d’imprimeur. Ça marque une destinée livresque !

C’est justement le poids du destin, de la filiation et de la tradition familiale qu’elle aborde avec justesse dans ce palpitant Picasso ou rien. Car ici chez Boojum, nous aimons beaucoup la littérature jeunesse. Jugez-en vous-même impétrants lecteurs…

Destin, dessin et dessein

En effet, Jimi (oui, comme Hendrix), le héros de notre récit, est un élève de fin de collège. Il est confronté à un peu plus que la banale adolescence de sa classe d’âge. Ce ballottement incessant, entre vie de bahut chahutée ou ennuyeuse, amitiés profondes et amours naissantes et vie familiale floutée.

Car dans le flou, Jimi il a des raisons d’y être. Il est à la fois amoureux et malheureux. Et dans les deux cas, il calfeutre tout bien comme il faut, croit-il, dans un cœur bien trop petit pour ne pas exploser parfois.

Un drame d’abord. Parce qu’il a perdu, voici deux ans, son père. Un musicien de jazz renommé, saxophoniste doué, et papa chaleureux surtout. Parti bien trop tôt, bien trop vite. Qui lui manque cruellement. Au point que, malgré tout ce temps, Jimi persiste à lui parler. Comme à un ami imaginaire. Particulièrement par l’entremise d’une photo de concert épinglée dans sa chambre. Un déni du deuil, un chagrin refoulé, un poids de plus en plus encombrant surtout.

Mais il a un refuge, le dessin. Alors, il gratte, il dessine, il croque, il gribouille. Mieux, en fait, il crée, car il est doué ! Sur le mode Manga d’abord, mais pas que. Car dès qu’il le peut, à la sortie des cours, il passe chez Léo, à La Passerelle, sa librairie papeterie beaux-arts préférée. Léo, jeune adulte, joue le rôle du mentor bienveillant, du grand frère d’élection. Il lui met souvent entre les mains des livres d’art de grands peintres dont Daumier ou Picasso. Ses premiers vrais chocs esthétiques !

Aujourd’hui encore quand je n’entends plus très bien la voix de papa, je retravaille le dessin que j’ai au mur, je relis la nouvelle de Marguerite Yourcenar et je me sens beaucoup mieux »

Amour et amer vont de paire/pères

Alors son « papa saxo » imaginaire est le confident de ses doutes, de ses colères. Et là, il a de quoi explosé ! Sa mère, déjà sacrément envahissante, collante même, lui a imposé une visite impossible. Celle de son grand-père paternel. Qu’il appelle l’autre par mépris, par dépit. Par habitude aussi. Car ce grand-père là a été détesté par son papa depuis tellement longtemps, que lui, en bon fils, a reproduit le schéma familial. Sans savoir vraiment, peut-être, sans comprendre surtout, en quoi ce patriarche honni peut lui être utile.

Cependant, il y a un accord entre Léo le libraire et Jimi. Je te prête autant de livres que tu veux, mais je veux voir tes dessins chaque semaine. Un moyen malin de pousser Jimi à progresser, à coucher sur papier ce qui l’habite. C’est comme ça qu’apparaît, croquée magistralement, le visage d’une fille splendide. Lilas, c’est son nom, est le rêve secret de Jimi. Celle qui le fait bugué comme dit son meilleur ami et seul confident Roméo. Son copain de toujours, qu’il défend des malabars bas du front comme Solal, parce qu’il est différent lui aussi, car il aime les garçons.

Malgré tout, face à ce maelstrom de sensations, de bonnes nouvelles (Lilas et lui ça se précise) comme de mauvaises (Solal le harcèle), il a toujours dans les pattes cet ancêtre qu’il repousse. Malgré sa psy, il ne voit pas encore que ce père là paye pour l’autre. Parce qu’il est vivant, et son papa mort. Mais quel secret a conduit son père à se brouiller si gravement avec son grand-père ?

Un concours de circonstance…

Tous les mercredis, comme sa maman lui a imposé, son grand-père sera chez Jimi. Malgré la tension qui est souvent à son comble entre eux, un dialogue s’instaure ou du moins un récit. Même en s’évitant, au repas ou dans la maison, sourdent souvent les mots qui blessent, les phrases qui heurtent. Mais aussi les bons souvenirs. Jusqu’à l’aveu.

Le vieux avait complètement oublié ma présence. il parlait tout seul. Il imaginait à haute voix une autre histoire que la sienne. Une histoire dans la quelle il aurait été un père normal. »

Parce qu’il a voulu forcer son fils à faire des études plutôt que du jazz, à être sérieux plutôt qu’artiste. Parce qu’un jour il lui a dit « soit Mozart ou rien ! » il a perdu son fils. Car ce dernier, tout aussi entier finalement, ne lui a jamais pardonné. Alors le grand-père tente une partie délicate. Il essaye de racheter cette faute qui lui pèse tant. Conscient que son petit-fils aussi a besoin de trouver sa voie et qu’il mérite la reconnaissance de ses talents.

Car ça tombe bien finalement, ce lent cheminement qui progresse en eux. Cette approche maladroite qui dit tellement des ressemblances plutôt que des différences. En effet Jimi avance. Progresse. Tente de sortir de sa coquille. De ce chagrin qu’il a trop longtemps nié. En aimant Lilas déjà, en aidant son ami Roméo, en regardant enfin son grand-père. Mais, surtout, son tuteur-ès-art, Léo, le pousse à s’inscrire à un célèbre concours de dessin Manga à Paris. Excusez du peu !

Et un prix à payer

Mais plutôt que de se mettre une pression de « ouf », il évite le sujet et cache ce secret aux siens. Trop terrorisé à son tour d’être forcé de devenir « Picasso ou rien ! » Donc contre toute attente, son grand-père avec son aveu le fortifie et lui rappelle le seul enjeu. L’essentiel n’est pas de réussir mais d’essayer et de se faire plaisir.

De tour en tour, son don se libère. Son dessin exprime enfin ce qu’il y a de plus beau et de plus profond en lui. Le thème de la finale, « le conflit de générations », comme un signe du destin achèvera de peindre, enfin, une famille recomposée et apaisée. Le prix à gagner !

Picasso ou rien est subtil, drôle et pleins de pépites pétillantes. Et malgré un thème au pathos qui aurait pu être pesant, Sylvaine Jaoui nous propose un roman extrêmement maîtrisé. L’un de ces titres que l’on a un réel plaisir à mettre en toutes les mains des lecteurs dès 11 ans. Car la famille, malgré tout, reste le creuset de belles histoires de vies. Cette vie d’une richesse toujours surprenante et belle. Car il faut avoir trébucher pour se relever, s’être assombri pour se révéler.

À lire en famille ! Révérence et chapeau bas Madame !

Marc-Olivier Amblard

Sylvaine Jaoui, Picasso ou rien, Rageot octobre 2019, 7,10 eur

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