May December, All about Todd

Afin de préparer son prochain rôle, une actrice renommée va s’immiscer dans la vie quotidienne d’un couple ayant défrayé la chronique vingt ans plus tôt. Elle va alors entretenir, avec chaque membre, une relation singulière.

On ne présente plus Todd Haynes, éminent cinéaste indépendant américain, qui subjugue critiques et public depuis près de trente-cinq ans avec des œuvres telles que Velvet Goldmine, Loin du paradis ou Carol. Son style, que certains jugeront désuet, s’inscrit dans la lignée d’un néoclassicisme porté fièrement par Clint Eastwood, Jeff Nichols ou encore Denis Villeneuve et rend hommage aux maîtres du passé. Loin du paradis et Carol n’auraient pas déplu notamment à Douglas Sirk ; il faut en effet reconnaître que la fibre mélodramatique du réalisateur rejoint celle de son illustre homologue austro-américain.

Par ailleurs, l’échec au box-office essuyé par ses derniers longs-métrages (Le Musée des merveilles et Dark Waters) ne l’arrête pas, puisqu’il poursuit sa route contre vents et marées. Voilà pourquoi son nouveau projet, May December, suscitait de nombreuses attentes tant son sujet sulfureux pouvait déstabiliser, dans une période marquée par les divers scandales sexuels en tout genre. S’inspirant librement de l’affaire Mary Kay Letournau), May December se concentre sur un couple à l’énorme différence d’âge (d’où le titre May December qui résume ce type de relation), né d’un désir contre nature éprouvé par une femme envers un tout jeune adolescent.

En s’attaquant à un tel fait divers, on pourrait croire que Todd Haynes s’écarte de son univers et qu’il perd quelque part l’innocence juvénile et gracile qui caractérisait jusque là sa filmographie. Pourtant, il ne faut point oublier qu’une once de noirceur pointait déjà son nez dans Velvet Goldmine, Loin du paradis ou Carol, qu’elle se mêlait à la mélancolie ambiante pour mieux se fondre dans la gravité de Dark Waters. Et elle va se propager dans May December pour s’emparer des âmes des personnages incarnés par Julianne Moore et Natalie Portman. Todd Haynes entame alors un voyage en pleine obscurité dont il ne ressortira pas indemne.

En immersion

Le cinéaste dessine alors un tableau aux allures complexes, au sein duquel se superposent de nombreuses interrogations, soulevées par une spectatrice loin d’être impartiale, à la curiosité malsaine, fascinée par un objet d’études immoral, amoral. On devine très vite les intentions multiples de Todd Haynes, à savoir traiter des rapports troubles entre Elisabeth et Gracie, de l’immersion de l’actrice dans une famille fondée sur les actes répréhensibles de la matriarche et des traumatismes endurés par un homme-enfant.

Beaucoup de questions auxquelles Todd Haynes peine à répondre toujours efficacement en dépit de la prestation impeccable du duo Natalie Portman-Julianne Moore (qu’il retrouve pour l’occasion). Certes, certaines scènes sonnent juste, à l’image de celle durant laquelle le père éclate en sanglots après avoir partagé un peu de marijuana avec son fils. Mais l’entreprise du réalisateur souffre de temps à autre d’une illustration appuyée, un défaut inexistant jusqu’alors dans sa filmographie, la retenue dont il fait preuve d’habitude laissant place, durant certains moments, à un pensum démonstratif mal construit.

Fort heureusement, May December convainc davantage lorsqu’il s’attarde sur le malaise éprouvé par Joe, qui vit son adolescence par procuration, à travers la réussite de ses propres enfants. On saisit de fait tout ce qu’implique l’emprise de son épouse, ce qu’il a perdu en raison de leur liaison ; la remise des diplômes, les sorties avec des amis, tout cela fut sacrifié pour le plaisir égoïste d’une femme irresponsable. Et Todd Haynes décrit toutes ses souffrances avec un soin millimétré, renouant avec cette délicatesse, cette grâce écrasée une partie du temps par une fusion malhabile entre deux héritages non conciliables.

Pile ou face, de Mankiewicz à Bergman

Plusieurs films influencent encore aujourd’hui la manière de raconter une histoire au cinéma ; la pertinence de leur narration ou de leur perception d’un ensemble planent sur bon nombre de longs-métrages voire même de séries télévisées. Ainsi l’esprit de Rashomon de Kurosawa, d’Un jour sans fin d’Harold Ramis, du Persona d’Ingmar Bergman ou d’Eve de Joseph Mankiewicz s’invite dans les œuvres contemporaines avec plus ou moins de réussite à la clé. Il n’est donc point étonnant que Todd Haynes s’approprie le travail de ses aînés et qu’il choisisse d’appliquer leurs méthodes uniques.

Seulement le bât blesse quand il amalgame la gémellité schizophrénique de Persona à la duplicité insidieuse qui imprègne le Eve de Mankiewicz. Si la tentative s’avère louable par la prise de risques, elle accouche hélas d’un résultat décevant, le film ne parvenant pas à trouver un véritable équilibre formel. Le procédé cher à Ingmar Bergman se prête à des moments ostentatoires forcés (la scène des miroirs, du maquillage) alors que l’intrusion d’Elisabeth dans le quotidien de Gracie, telle Eve dans celui de Margo Channing, se fond plus naturellement dans le dispositif.

Par conséquent, Todd Haynes n’embrasse ses obsessions que par intermittences tant il démultiplie les pistes en les abandonnant les unes après les autres. Si sa direction d’interprètes impeccable sauve ce manque de constance, elle n’empêche pas en revanche le navire de tanguer, balloté entre deux courants incompatibles. Et son humanisme légendaire ne vient même plus secourir ses protagonistes infectés par un venin dévastateur. Une évolution ou une régression, au choix, contrebalancé par des fulgurances presque géniales qui ont fait sa gloire.

François Verstraete

Film américain de Todd Haynes avec Natalie Portman, Julianne Moore, Charles Melton. Durée 1h57. Sortie le 24 janvier 2024

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