Anna Mouglalis, la femme la plus assassinée du monde

scène de crimes

Tout le monde ne peut pas aller voir Anna Mouglalis dans Mademoiselle Julie au Théâtre de l’Atelier. Mais, même si on en parle peu, on peut la voir sur une scène de théâtre d’un autre genre dans le film de Franck Ribière La Femme la plus assassinée du monde disponible sur Netflix depuis plusieurs mois.

« Pour moi, c’est un non-événement », dit-elle. Mais qu’on ne se méprenne pas. Anna Mouglalis ne signifie pas par là qu’elle n’a que faire de La Femme la plus assassinée du monde, film réalisé par Franck Ribière et dans lequel elle interprète le rôle principal ; simplement, elle constate — et elle le regrette — que, si tout le monde veut l’interviewer pour la pièce de Strindberg Mademoiselle Julie, personne n’est venu l’interroger sur ce film diffusé sur Netflix, et donc uniquement diffusé sur Netflix. Elle comprend l’enthousiasme de la productrice Véra Frédiani, qui fut toute surprise de voir Netflix lui imposer, « étant donné le sujet », un tournage en français, alors même qu’elle avait cru judicieux de présenter un scénario conçu et composé en anglais. Mais elle, Anna Mouglalis, éprouvera toujours une peine immense à l’idée qu’un film ne sorte pas en salles : « Sans doute Netflix donne-t-il la possibilité de découvrir certains films à des gens qui vivent dans des zones où les cinémas se sont faits rares, mais je sens là-derrière la standardisation. Le modèle hollywoodien. Et je ne peux pas me réjouir de cela. Moi, j’aime le cinéma. »

La Femme la plus assassinée du monde a pour décor le Théâtre du Grand-Guignol, qui naquit d’ailleurs à peu près en même temps que le cinématographe des Frères Lumière, et qui, après des périodes de vaches grasses et des périodes de vaches maigres, ferma définitivement ses portes au début des années soixante (1). Le terme Grand-Guignol existe toujours aujourd’hui, au moins à travers l’adjectif grand-guignolesque, mais la manière dont celui-ci est mis à toutes les sauces montre bien que son sens originel s’est depuis longtemps usé, sinon perdu.

Le Grand-Guignol, sis au fond de l’impasse Chaptal, à proximité de Pigalle, était en fait un théâtre de l’horreur. On massacrait, on étripait, on amputait, on mutilait, on décapitait, on arrachait les cœurs, on brûlait vif sur la scène — tout cela « justifié » par de sinistres histoires de vengeance. On fournissait avant chaque représentation de larges tabliers aux spectateurs du premier rang, puisque le sang qui allait gicler ne manquerait pas de franchir les feux de la rampe. Certains spectateurs, dit la légende, tournaient de l’œil. Certaines spectatrices, selon des témoignages dignes de foi, vomissaient. Bref, les effets spéciaux — même s’ils restaient souvent rudimentaires et si on ne les appelait pas encore ainsi — faisaient leur effet, mais il faut bien comprendre que tout ce pandémonium avait des origines littéraires qui contribuèrent à lui donner un statut mythique. L’une des premières pièces représentées fut ainsi une adaptation de la nouvelle de Maupassant La Petite Roque.

Quel rapport, alors, avec Guignol tout court, puisque ces spectacles n’étaient évidemment pas destinés aux enfants ? En fait, Guignol et Grand-Guignol ne sont pas aussi éloignés qu’on pourrait l’imaginer. Une représentation au Grand-Guignol se composait presque toujours de trois pièces, deux terrifiantes et une drôle, les ressorts de l’horreur et du comique étant souvent analogues (cf. le Frankenstein Junior de Mel Brooks). Et sait-on bien quelle est l’origine de Guignol ? Ce spectacle de marionnettes avait été inventé par un dentiste (ou, plus exactement, par un arracheur de dents) lyonnais qui voulait distraire ses patients à une époque où l’anesthésie n’existait pas.

La Femme la plus assassinée du monde s’attache à Marie-Thérèse Beau, alias Paula Maxa, qui fut de 1917 à 1933 la star du Grand-Guignol, et mourut dans la misère, oubliée de tous, en 1970. Mais le film s’accorde, précisément pour rester dans l’esprit du Grand-Guignol, de nombreuses licences avec la réalité historique, en centrant l’essentiel de l’intrigue autour d’un Jack l’Éventreur parisien assassinant « pour de vrai » ses victimes dans les ruelles voisines du théâtre et qui aurait eu sa place dans les très britanniques Hammer films il y a un peu plus d’un demi-siècle. C’est sans doute ce multiculturalisme de l’horreur qui a incité Netflix à proposer, en plus de la V.O. française, des versions anglaise, espagnole et allemande du film. Juste retour des choses : on raconte que, au début du XXe siècle, des Britanniques traversaient la Manche uniquement pour venir assister aux spectacles du Grand-Guignol et Denise Dax, qui succéda à Paula Maxa et qui, âgée aujourd’hui de quatre-vingt-douze ans, a encore l’œil vif et le teint frais, évoque en riant ce jour où il y eut même une impératrice dans l’assistance…

Anna Mouglalis a-t-elle hésité quand on lui a proposé un scénario qui s’intitulait, dès le départ, La Femme la plus assassinée du monde ? Non, puisqu’elle aime bien « tenter des expériences » et puisque le décor même de ce Grand-Guignol lui permettait de retrouver, au cinéma, une liberté que, selon elle, les comédiens ne rencontrent d’habitude qu’au théâtre.

à suivre l’entretien avec Anna Mouglalis

Laisser un commentaire