Tout sur le zéro : Pierre Bordage joue à qui perd gagne !

Ressorti en folio littérature, Tout sur le zéro de Pierre Bordage intrigue puis fascine.

Initialement paru en 2017 chez son éditeur mainstream Au Diable Vauvert, Tout sur le zéro de Pierre Bordage est atypique. D’abord parce qu’il touche du doigt des fibres éminemment biographiques de l’auteur. Ensuite parce que sa forme d’écriture est inhabituelle. Un style étonnant entre longues phrases peu ponctuées et narration classique. Si cela désarçonne au début, l’impact du récit est tel que l’on ne peut, très vite, qu’être happé. On glisse alors irrémédiablement, comme les anti-héros du récit, dans l’addiction au jeu. Et comme eux, on joue sa vie sur une boule. Sur un chiffre. Une couleur.

Alors après une déception certaine lors de son dernier opus fantasy/SF, Inkarmations chroniqué ici, cet excellent Tout sur le zéro produit un vrai vertige. Donc, impétrants lecteurs boojumiens, chutons ensemble !

Casino, impair et manque : Tout sur le Zéro !

À Château-l’Envieux (sic), petite station balnéaire de l’ouest, le seul endroit un tantinet attractif c’est le casino. Point focal des couples, légitimes ou non, des amis, éphémères ou pas, en mal d’occupations nocturnes dans un territoire délaissé de tous autres loisirs. Car les grandes villes et leur effervescence sont loin. Ici, pas d’autres choix que de errer le samedi dans ce temple du jeu. Parce qu’il y a des animations. Comme des concerts de jazz ou de rock, des tours de chants ou de magie et un restaurant passable, avec bar. Bref, de quoi sustenter la déshérence des oisifs. Tuer l’ennui mortifère de ces diagonales du vide qui quadrillent la France.

C’est ici que Blaise et Paul deux amis de longue date, se retrouvent le samedi. Pour dilapider leur fièvre. Pour épancher cette soif et cette faim insatiables pour la roulette. Peu importe la raison qui a fait qu’ils ont un jour mordu à la machine. À cette boule rendue électronique maintenant, et qui danse une sarabande folle entre les chiffres pairs et impairs. Le rouge ou le noir. Et le zéro. Hydre ou ange, c’est selon. Frustration, superstition maladive, chacun vient incarner ici un impossible oubli, un improbable repentir. Une absolue jouissance surtout !

Tu crois vraiment que tu peux passer à autre chose ?

J’attends le grand pied, le truc tellement inouï qu’après ça on sort naturellement du jeu, comme un fruit mûr qui tombe.

Faux-semblants et rencontres

Mais le vrai paradoxe n’est pas tant le désir d’oubli, noyé dans la folie du jeu. La vraie ambiguïté vient que le jeu rend heureux. Il permet une fraternité plus forte encore. Il exacerbe les complicités et les amitiés. Un joueur reconnait sans coup férir son homologue de turpitude. Au premier regard. Cette fausse nonchalance toute mécanique, une osmose homme-machine. Puis la soudaine clarté, la surbrillance dans les yeux. La saccade toute hypnotique dans la gestuelle. Quand le fatum décide et fait gagner le joueur. Ou pire, mieux ? , quand il perd. Un peu. En vague. Puis beaucoup et enfin tout.

Et à ce petit jeu là, les deux compères sont devenus des joueurs madrés. De ceux qui habitent le jeu pour ce qu’il est. Une dose puissante de vie et de mort. Un artefact immarcescible à l’inanité du réel. Le veuvage cruel et injuste pour l’un, la panne de création picturale pour l’autre.

Mais la boule roule et se joue des statistiques. Des martingales imaginaires que se projettent les petits joueurs du dimanche. Ces zéros qui jouent petit. Qui ont peur du trip ultime. Le Tapis. Le quitte ou double. Le tout sur le zéro !

Alors quand Éloïse et Charlène, se télescopent à leur duo, les trajectoires des uns et des autres prennent d’étranges directions. Des désirs charnels oubliés reviennent en mascarets puissants. Des bilans de vie repoussés blackboulent des certitudes moisies. La donne est chamboulée. La mise doit être raflée. Pour le meilleur et pour le pire !

Héros ou zéros, là n’est pas le débat. Le vrai risque, la vraie question est de savoir quand tout miser. Tout sur le zéro.

Tout sur le zéro ou la vie en Pin ball wizard !

S’il y a bien un auteur capable de surprises, inattendues forcément, c’est bien Pierre Bordage. Avec Tout sur le zéro, il bluffe son lecteur. Car ici, on sent, enfin, pour la première fois cette tombée du masque. Cet oubli de l’artifice qui l’encombre parfois. Dans ces embarrassantes phrases parfois ampoulées de ces romans épiques. Quant il parle de désir brut, de plaisir charnel. Cette pudeur face au jouir, au mourir aussi.

Car pas de ça ici. Sourd des profondeurs de sa plume, une logorrhée bienvenue. Crue. Une vague évidente qui dit beaucoup de la souffrance réelle de l’homme. Après la perte. Une de celle qui vous fait perdre la tête. Au jeu. Pourquoi pas.

On sent vraiment que Pierre Bordage a vécu une période identique. Dure, âpre. Impossible à endiguer. Elle transpire et donne au livre sa substantifique moelle. Sa chair et ses muscles. Son sang. Qui irrigue ou qui fuit.

Qui perd gagne et inversement

Avec Tout sur le zéro, on ressent aussi tout l’amour de l’auteur, pour une humanité perdue, ou qui se croit comme telle. Un ordinaire qui a pâli. Un but oublié. Une véritable galerie de personnages habitent le livre. Petits chefs ressuscités et revanchards, caissière timide puis magnifiée, patronne de Casino débordée et ambitieuse, héritier obsédé mais digne, quidams appâtés. La litanie est sans fin.

Entre faiblesse et courage. Entre bassesse et honneur. Car Pierre Bordage est, et a toujours été, un portraitiste de l’âme. Un médecin des cœurs. Dont le décor est souvent un prétexte.

Et, si parfois, le cœur s’arrête. Qu’importe, au fond, pour quoi, il repart. Pour qui il bégaye et bat la chamade. Pourquoi il s’affole. Vivre, c’est jouer ! Jouer, c’est jouir !

elle a rejoué, un peu gagné, beaucoup perdu, hameçonnée, happée, dévorée, souffle suspendu, gorge serrée, mains moites, yeux qui dansent avec la boule, le cœur qui bat, de nouveau, la sensation de revivre, d’être revenue au centre de la scène, à nouveau amoureuse.

Révérence et chapeau bas Monsieur Bordage.

Marc-Olivier Amblard

Pierre Bordage, Tout sur le zéro, Gallimard, « Folio », octobre 2019, 224 pages, 7,50 eur

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