« Under The Silver Lake »

Under The Silver Lake, c’est quoi ? C’est l’histoire parfaitement délirante et hypnotique de Sam (Andrew Garfield), jeune homme désœuvré de Silver Lake (le quartier bobo de Los Angeles) qui, intrigué par la disparition de sa jolie voisine, se lance dans une enquête tortueuse à faire pâlir Raymond Chandler, mêlant tueurs de chiens, starlettes évanescentes, gourous en tous genres, complot mondial et… putois agressifs. 

Remarqué en 2014 avec le paranoïaque It Follows, le jeune cinéaste David Robert Mitchell va encore plus loin dans la folie avec ce nouveau petit bijou, cette fois sous forme semi-parodique, ainsi que le prouve la tentative de résumé ci-dessus. Mitchell semble avoir une prédilection pour la jeunesse oisive et mélancolique, comme l’avait déjà montré son premier long-métrage The Legend of American Sleepover (titre non traduit, lui non plus, faisant référence aux fameuses soirées pyjama chères aux ados américains). 

 

Né dans le Musée

Puisque sa génération, celle des trentenaires et/ou des quadragénaires, n’a rien vécu, n’a rien à raconter et se complaît dans son fauteuil, imbibée de pop culture, devant un écran de télé ou d’ordinateur, alors pourquoi, quand on est un jeune artiste comme Mitchell, ne pas décrire la jouissance, la dérision, mais aussi parfois la déprime et l’angoisse que peut provoquer cette oisiveté, pourquoi ne pas sublimer le tout en une œuvre d’art ? 

A l’instar de Tarantino, Mitchell n’a aucune idée originale. « Né dans le musée », pour reprendre la jolie expression de Godard, sa « malédiction » est que tout a été raconté. Ici sont donc convoqués Le Privé de Robert Altman, pour l’enquête cool, Mulholland Drive de David Lynch, pour la double face inquiétante des starlettes hollywoodiennes, Donnie Darko de Richard Lynch pour le sentiment d’étrangeté à soi d’un jeune banlieusard parano. Et pourtant, quel talent, quel brio ! Ce serait faire un injuste procès à ce cinéaste débutant que de lui reprocher de recopier ses modèles. C’est exactement le même procès qu’on a fait à De Palma dans les années soixante-dix, jusqu’à ce que celui-ci s’énerve et mette les points sur les « i » : c’est, disait-il en substance, ne vraiment rien connaître à l’histoire de l’Art que de faire ce reproche à un réalisateur. Ou alors autant accuser un peintre de la Renaissance de recopier ses maitres, un dramaturge français du XVIIe siècle de faire des « remakes » de pièces antiques. Accusation ridicule, on le voit, du moment que le copieur est aussi brillant que le copié, qu’il adapte l’Idée originale à son génie, à son langage. 

 

 

Obsession

De Palma est du reste la véritable influence d’Under The Silver Lake, plus que Lynch ou Altman. D’une part, tout au long du film, Mitchell reprend à son compte les longs travellings en vue subjective d’Obsession, Pulsions et Body Double, motif sinueux lui-même repris de Vertigo d’Hitchcock. Et c’est un pur régal. Surtout quand la déambulation du « détective », proche du rêve éveillé, se fait sous les nappes musicales de Disasterpeace, nappes aussi envoûtantes que celles de Max Steiner pour Le Grand Sommeil et de Jerry Goldsmith pour Chinatown. Par ce procédé, nous devenons Andrew Garfield (formidable en paumé déprimé), nous arpentons les artères ensoleillées de Los Angeles ou les ruelles nocturnes autour du Silver Lake, épousant son appréhension et son envie de mystère. Peu de cinéastes savent utiliser le champ/contrechamp subjectif avec grâce, et beaucoup d’ailleurs le rejettent comme trop visible, trop théorique.

Mais ce qui intéresse Mitchell et De Palma, c’est justement cette impression d’être manipulé par l’image contemplée, d’être aimanté par elle. Métaphore parfaite du spectateur de cinéma, car entre le voyeur et le sujet regardé, il y a un gouffre infranchissable. Et par ce sentiment d’abîme insondable, Under The Silver Lake rejoue subtilement, pour notre époque post-moderne, le mythe d’Orphée (un jeune homme plonge sous la surface du monde connu, dans les enfers, pour retrouver sa bien-aimée), offrant même une variation émouvante sur le face à face final impossible.

 

 

Le fantôme du Paradis

D’autre part, toujours sous l’influence de De Palma, Mitchell reprend à son compte la thématique de Phantom of the Paradise, faisant d’Under The Silver Lake une charge très grinçante sur l’industrie du spectacle et la culture pop : public écervelé en adoration devant un chanteur beau comme un dieu mais bête à manger du foin, producteurs-gourous s’en mettant plein les poches en gavant le public de musiques et d’images faciles. Des grands manitous qui se la jouent « mystérieux », toujours invisibles au commun des mortels, mais dont l’idéal ultime… est de s’isoler du monde avec un frigo bien rempli, une télé et des playmates ! Je vous laisse découvrir comment le jeune cinéaste, en une séquence prodigieuse, nous offre sa variation sur le mythe de Swann, le compositeur démoniaque qui, depuis son Xanadu, manipule les foules du monde entier (1) ! 

Alors, on pourra toujours reprocher à Mitchell de vampiriser De Palma, mais une chose est sûre : si, aujourd’hui, le vieux maître sortait sur les écrans un film aussi dément, aussi inventif (une idée par seconde), aussi virtuose que celui de son élève, on crierait au miracle, à la résurrection…

 

Claude Monnier

(1) Quel coup de génie c’eût été de prendre Paul Williams pour le rôle !

 

Under The Silver Lake, écrit et réalisé par David Robert Mitchell, avec Andrew Garfield, Riley Keough, Topher Grace. Photographie : Mike Gioulakis. Musique : Disasterpeace aka Rich Vreeland. Direction artistique : Michael Perry. Production : Michael De Luca Productions, Pastel Production. Durée : 139 minutes. Sortie : 8 août 2018

 

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