Une nuit avec Jean Seberg, quête de sens contre chaos par Marie Charrel

Le nouveau roman de Marie Charrel, une nuit avec Jean Seberg est paru cet automne et il est superbe

Merci aux Éditions Fleuve d’avoir accueilli en son sein Une nuit avec Jean Seberg, le nouveau roman de cette auteure si attachante : Marie Charrel. En cinq romans, celle qui débuta en 2010 chez Plon (une fois ne compte pas), puis baguenauda par la Rue Fromentin ( le superbe Les enfants indociles) nous a habitué à nous surprendre. Avec une écriture toujours juste, elle sait aborder des thèmes romanesques jamais évidents.

De nouveau ici, nous retrouvons ce qui fait la sensibilité de l’auteure. Des personnages en quête, confrontés au basculement de leurs certitudes. Mais surtout, cette petite musique si prégnante, qu’est l’intrication des destins, la permanence des liens entre les générations. Hormis Sorj Chalandon et Philippe Claudel, cette tessiture là ne se retrouve pas souvent.

un éternel recommencement : acte 1

Deux destins, sur trois générations, composent les motifs dans le tapis du roman. Élisabeth est la grand-mère d’Alexandre. Ce jeune étudiant brillant, dont elle est très proche, disparaît du jour au lendemain. Sollicité par son fils John, car elle a toujours eu un lien privilégié avec lui, elle entreprend de comprendre cette fuite qui semble cacher un secret que tous pensent redoutable. Face à cette quête, Éli se replonge avec douleur dans son propre passé.

Resurgissent alors ses propres révoltes. Sa découverte brutale du racisme et de la répression. Car fille d’un soldat afro-américain et d’une mère algérienne, elle est une métisse. Jusque là, elle se considérait comme une parisienne intégrée voir moderne. Elle profitait de l’ambiance des boîtes de jazz où son père jouait pour se faire une opinion tolérante du monde. Car elle était du bon côté du métissage, celui d’une amérique cool, de la douce insouciance d’une jeunesse naïve.

Du métro Charonne au Black Panther Party

Mais sa rencontre avec un jeune militant communiste, Daniel, va la faire déciller. Voir le monde sous un jour nouveau, et l’histoire de sa famille aussi. Mère et grand-mère arabes algériennes, grand-père juif d’Afrique du Nord, père noir américain, le cocktail était prêt à exploser.

Je n’ai pas de grandes idées sur la vie et le monde, moi, je ne suis pas comme eux, passionnée et communiste, prête à tout pour un principe supérieur. Comment fait-on pour être convaincu d’une idée sans jamais vaciller ? Sans envisager la possibilité d’être dans l’erreur ?

Le paroxysme est atteint le 8 février 1962, quand elle accompagne son jeune amour naissant à une manif’ pacifiste contre le couvre feu imposé aux maghrébins, en pleine guerre d’Algérie finissante. La suite est connue, une charge policière brutale et pilotée par un préfet Papon zélé, les morts trop nombreux, les disparus noyés dans la Seine, les blessés sans nombre. Et parmi les morts « français » officiels, Daniel. Ce premier amour, son premier mentor.

Exil et combat

Dés lors, Élisabeth n’aura de cesse de fuir. Et d’exil en exil, de Londres à Philadelphie,en passant par Los Angeles, elle donne le change à son père Fitzgerald qui l’espère guérie, qui la voit plus sage. En étudiant normalement l’Histoire mais en cachant aussi son irrémédiable révolte. Consciente enfin, de l’injustice impitoyable sous laquelle ploient les peuples de couleurs, les nations colonisées, elle bascule définitivement vers un engagement radical. Elle lit Frantz Fanon, James Baldwin, elle se frotte aux essais émancipateurs, bref elle se constitue son bagage politique. Et aux États-Unis la lutte pour les droits civiques bat son plein. Entre les marches pacifiques de Martin Luther King, les sittings, les boycotts, les symboles de ces luttes successives entamées aussi par des femmes courageuses comme Rosa Parks, Éli ne manque pas de modèles à suivre.

Pourtant, sa nature blessée, sa colère sourde, ne lui permettent pas de se contenter de ces chemins là. Sa rencontre avec Bunchy, membre du Black Panther Party, proche de Bobby Seale et de Jamal provoque sa révolution personnelle. Elle devient engagée et radicale : black and proud !

Révoltés et résistants

Alexandre, quant à lui, semble avoir hérité de cette rage là. Car après, les attentats de Paris, le 13 novembre 2015, cet habitué des terrasses et de sa communauté fraternelle, a perdu toutes ses illusions. Parti son vernis ironique, son suivisme intello avec son meilleur ami d’origine juive David, le copain des 400 coups. Finie l’inconsistance des révoltes bobos, entre engagement mou, verbe haut mais si lointain. Il ne peut que se confronter au monde, lui rentrer dans le lard et faire payer le « système ».

Alors, quand l’opportunité d’agir vraiment lui est donnée, il saute le pas. Dissimulateur en diable, il fomente sa disparition. Au risque d’affoler les siens. Et c’est la panique, évidemment dans son entourage, quand une fouille rapide, permet de découvrir un Coran annoté dans son appartement. Le scénario de la radicalisation islamiste l’emporte, et avec lui la terrible impuissance des parents face à cette tragédie qui semble inéluctable. Incompréhensible.

Alors Élisabeth, petit à petit, par David d’abord, puis par des messages par la messagerie cryptée Telegram ou par mails, renoue le fil. Et pour faire parler son petit-fils, l’aider à se confier, elle lui raconte son passé. Surtout, elle lui révèle le secret le plus douloureux de sa vie de militante, de combattante. Parmi ses missions, il en est une qui a laissé des traces immarcescibles. De celles qui scarifient à jamais l’âme et le corps.

Mission J.

Jean Seberg, tournage de Bonjour Tristesse

Et cette cible, désignée par les Black Panthers, celle qu’elle devait approcher, séduire et manipuler, n’est autre que l’actrice Jean Seberg. Riche et adulée, malgré une lente mais inéxorable descente aux enfers, elle reste une proie idéale. Elle fait déjà partie des libéraux, ces acteurs de Hollywood qui aiment à s’engager par la parole et par les dons pour des causes justes ou du moins pour celles qui achètent opportunément une bonne conscience. Et Jean, appelée tout au long du livre par J, est devenue un objectif prioritaire. Le BPP, Black Panther Party en effet, est aux abois. Les coups de butoir de l’infâme chef du FBI, J. Edgar Hoover, déciment les rangs des résistants. Et ruinent les finances de la cause, en frais de défense, en aides aux familles cachées ou en fuite, en guerres médiatiques aussi. Il faut absolument soutirer encore plus d’argent aux sympathisants fidèles, surtout aux plus vulnérables.

Révélations

Alors même incognito dans l’hôtel Beau-rivage de Lausanne, en ce mois de décembre 1970, Jean Seberg a été repérée par les limiers du BPP. Et Éli est envoyée en appât. Cependant, par une paradoxale ironie du destin, c’est elle qui sera la plus retournée des deux, quand elle lui avoue sa mission. Un lien irrépressible a été tissé entre elles deux. De ces nœuds gordiens impossible à défaire. Car même à bout de souffle, usé avant l’âge, J reste un esprit libre et magnétique. Elle attire la confidence, elle suscite la connivence, elle permet la confiance, qui est une forme rare de l’amour pour Éli. De mêmes drames les obsèdent toutes deux. Amours impossibles ou perdus (Romain Gary pour Jean Seberg, qui partagera son destin funeste – le suicide- avec seulement un an d’écart), harassement et impuissance face à la noirceur du monde, flirt avec l’alcool ou la drogue. J. : un “grain de sable” dans l’ordonnancement fatal du chaos qui habite Éli.

le générique de Lilith, de Robert Rossen en 1964 avec Jean Seberg. Du Jazz avant la tension pour sans doute le meilleur rôle de l’actrice. Ambiance jumelle du livre de Marie Charrel

Et lentement, l’éternel recommencement

In fine, Alexandre lui aussi sera confronté au phénomène “grain de sable”, cette poésie de la théorie du chaos. Cet improbable moment qui vous fait rencontrer la personne la moins attendue mais pourtant la plus importante (Nour et ses jeunes frères); vous fait faire le geste inespéré mais surtout le plus déterminant pour vous (les exfilter de Grèce), pour l’autre; vous offre la possibilité unique de trouver un sens à l’insensé. Et à Chacun de poser ses valises.

Alors face, à ses impasses, il révèle enfin à sa grand-mère son projet (alerte spoiler). Celui de peser à sa manière, mal préparé mais survolté, sur le destin des oubliés de Daesh, les victimes en déshérence, rejetées aux rives de l’orgueilleuse Europe. Missionné par le collectif de journalistes Youpress, il s’est donné cette mission là, raconter in vivo et in situ, les souffrances des réfugiés, ceux de la guerre en Syrie, les autres migrants aussi. Un chemin de croix où se croisent des vies cassées, où le silence n’a plus jamais de sens face au fracas des chaos vécus. En-dehors. Au-dedans.

Et depuis Athènes, où il a échoué finalement dans sa quête, il appelle enfin à l’aide. Conscient lui aussi, face à Nour et les enfants, comme Élisabeth en son temps face à Jean et ses secrets, qu’il est un moment où la douleur peut cesser, doit cesser ! L’agir l’emporter. Et la rédemption venir…

Une nuit appelle toujours une aube

Peu s’en faut pour éprouver face à une nuit avec Jean Seberg, ce même genre d’émotions que l’on ressent face aux livres les plus forts de la littérature. Les chocs ressentis par ces quelques textes élus qui comptent longtemps après les avoir refermés. Pour moi, Tout est illuminé de Jonathan Safran Foer par exemple, est de cette veine là (et le film !). Ces intrications complexes de prime abord, où chaque personnage, à chaque époque joue sa partition. Mais où très vite la mélodie vibre et porte l’ensemble. Composant ainsi ce texte choral en une symphonie où les parties subliment le tout.

Un appétit féral pour les mots d’autrefois et les causes perdues.

Certes, parfois, on aimerait certains passages plus longs, tels ceux du passé d’Éli, où que certains personnages soient moins agaçants (Alexandre) ou moins taiseux (John). Cependant, dire que ce roman est remarquable est un doux euphémisme. Vite un autre !

Je laisse à Madame Charrel le mot de la fin :

Je suis convaincu que la vérité se dissimule dans les livres, pas vous ? »

Marc Olivier Amblard

Marie Charrel, Une nuit avec Jean Seberg, Fleuve Éditions, septembre 2018, 368 pages, 19,90 eur

Ici, son site pour consulter ses autres livres, et être au courant de son actualité.

À lire, pour ceux qui s’intéresseront au destin tragique du couple Gary / Seberg, le roman autobiographique du fils de Jean Seberg et de Romain Gary. Alexandre Diego Gary, S. ou l’espérance de vie, réédité chez Folio en octobre 2010.

Marie Charrel, entretien à la Librairie Mollat

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