« Une pluie sans fin » polar détrempé du réalisateur chinois Dong Yue

Killings in the rain

Une pluie sans fin, du réalisateur Dong Yue, est un sujet idéal pour la presse : les journalistes vont se faire un plaisir d’expliquer au public tout ce que ce film ne dit pas. Mais qui, en Occident tout au moins, peut prétendre être en mesure de lire entre les lignes quand ces lignes ont l’étrangeté des idéogrammes ?

Dong Yue, scénariste et réalisateur d’Une pluie sans fin, explique qu’il est devenu réalisateur à la suite d’une frustration : « En 2010, j’ai abandonné le métier de directeur de la photo parce que j’ai fini par me rendre compte que je n’arrivais pas à m’exprimer suffisamment. J’avais besoin d’écrire une histoire pour tenter de percer à jour la vérité cachée des choses : c’est ce qui m’intéressait. »

Le cas n’est pas nouveau, et l’on peut citer des précédents célèbres. Avant Dong Yue, des chefs-opérateurs comme les Anglais Jack Cardiff ou Freddie Francis ont dû tenir des propos du même ordre lorsqu’ils sont passés à la réalisation. Mais on dirait que, dans tous les cas, cette métamorphose a été difficile : après avoir été capitaine de vaisseau le temps de quelques films, Cardiff et Francis — par goût ou par nécessité ? — ont repris leur place derrière la caméra et leur rang de numéro deux. 

 

 

Nous ne savons évidemment pas ce qu’il adviendra de Dong Yue, puisqu’Une pluie sans fin est le premier film qu’il réalise, mais la situation est d’ores et déjà quelque peu complexe, dans la mesure où on ne saurait imaginer une œuvre qui soit autant en contradiction avec l’ambition officiellement proclamée. « Écrire une histoire pour tenter de percer à jour la vérité cachée des choses ». Quelle histoire au juste ? Si l’on accepte le principe selon lequel toute histoire doit avoir un début, un milieu et une fin, le titre choisi par le distributeur français a tôt fait de nous mettre en garde : le film impose incontestablement d’un bout à l’autre une atmosphère, mais il ne parviendra pas plus à une conclusion que le beau temps ne succédera à la pluie. Le titre original chinois, qui signifie « L’Approche de la tempête de neige » (et que rend plus fidèlement le titre « international » The Looming Storm), est, certes, un peu plus dynamique, mais, outre qu’une tempête ne saurait constituer un véritable dénouement, elle est simplement signalée en deux lignes par un de ces cartons finaux qui prolongent toujours de manière légèrement dérisoire l’histoire qu’on vient de nous raconter. Ou, plus exactement, la prétendue histoire, car Dong Yue ne cache pas ‒ c’est peut-être la seule chose vraiment claire dans toute cette affaire ‒ qu’il a pris le cadre d’un film de genre pour, en réalité, faire passer en contrebande un film d’art et essai, totalement différent des productions qui ont actuellement la faveur du public chinois, à savoir « des comédies légères qui se bornent à reprendre les codes hollywoodiens ». 

 

 

De quoi s’agit-il donc ? L’action se situe dans une région de hauts-fourneaux de la Chine du Sud. L’action, ou plutôt l’attente. Les ouvriers comprennent que l’usine de la ville va bientôt fermer et ne se font guère d’illusions sur le sort qui les attend. Certains rêvent d’aller s’installer à Hong Kong, mais est-ce bien raisonnable ? Comme si tout cela n’était pas suffisamment désespérant, on retrouve à proximité de l’usine les cadavres de jeunes femmes dont on devine qu’elles étaient de mauvaise vie. La police étant, comme il se doit, débordée, c’est le responsable de la sécurité de l’usine qui, peut-être parce qu’il n’a plus grand-chose à faire et qu’il tient à se donner une raison d’être, décide de mener l’enquête, ce qui le conduit à utiliser comme appât une jeune fille exerçant des activités que la morale réprouve. Mais il pleut, il pleut et il pleut encore et toujours, et, comme le suggère l’affiche du film, il est bien difficile d’identifier un assassin quand tout le monde se protège sous un ciré et a la tête enfouie sous une capuche. Bref, on ne spoilera rien du tout si l’on révèle ici que — nous permettra-t-on ce mauvais jeu de mots ? — Une pluie sans fin se termine en eau de boudin. Disons que c’est un film qui a pour unité thématique la décomposition, et qu’aucune parcelle d’or jamais ne jaillira de cette boue.

 

 

Toutes les lumineuses précisions généreusement fournies par les journalistes sur le contexte de l’histoire émanent en fait bien plus du dossier-presse qui leur a été aimablement fourni que du film lui-même. Hong Kong ? Oui, Hong Kong est cité au détour des dialogues, mais la question de la rétrocession n’est jamais posée nettement. La dénationalisation des industries chinoises en 1997 est probablement une évidence pour le public chinois, mais les causes de cette « transition économique » et de la fermeture de l’usine ne sont jamais signalées clairement. À vrai dire, cette « distanciation » permanente, revendiquée par le réalisateur, est probablement ce qui fait le charme ‒ au sens fort du terme ‒ du film : d’une certaine manière, Dong Yue continue d’être chef-opérateur, mais en rejetant systématiquement l’essentiel hors cadre.

Politique qu’il continue d’appliquer lorsqu’on lui pose des questions, si factuelles soient-elles. Comment a été réalisée la pluie qui hante son film d’un bout à l’autre ? « Nous avons tourné après la saison des pluies. Nous avons donc dû utiliser des artifices et nous avons pour cela eu recours aux meilleures équipes d’effets spéciaux de pluie en Chine. » Voilà qui est dit. Sur le développement actuel des coproductions sino-américaines ? « Je suis un jeune réalisateur. Je n’ai aucune information sur ce système de coproductions. » Sur le nombre invraisemblable de sociétés de production qui défilent au générique de son film ? « C’est une question qu’il faudrait poser au producteur. » 

Et c’est le même homme qui, au début de l’entretien, avait dit : « N’hésitez pas à poser toutes les questions que vous voudrez… »

 

 

Nous ne saurions que penser de cette prudence de serpent si, curieusement, elle ne trouvait un parfait écho dans le troisième épisode des aventures du Détective Dee réalisé par Tsui Hark, La Légende des rois célestes, que l’on pourra voir en France dans quelques jours. Il est a priori difficile d’imaginer film plus opposé à Une pluie sans fin : effets spéciaux tonitruants, musique assourdissante, esthétique kitsch, humour de potache. De quoi ravir les tsui-harkistes convaincus et laisser froids les autres (y compris ceux qui avaient pu s’enthousiasmer il y a trente ans en découvrant Zu ‒ Warriors from the Magic Mountain)… Mais là n’est pas la question. Ce qui est curieux dans cette Légende, c’est la manière dont, au moins à deux reprises, le Détective (Defective ?) Dee et son fidèle Watson sont purement et simplement écartés de la narration. Hors cadre, donc, eux aussi.

Et l’on se prend alors à penser que, dans un cas comme dans l’autre, le décor spatio-temporel, qu’il s’agisse de la Chine des Tang il y a une douzaine de siècles ou de celle de la fin du XXe siècle, n’est qu’un leurre. Comme on dit en anglais, the time is now et la Chine, celle d’aujourd’hui. Ce qui ne signifie pas pour autant que les conditions météo soient plus claires.

 

FAL

Une pluie sans fin (Bao Xue Jiang Zhi ‒ The Looming Storm)

Un film de Dong Yue, avec Duan Yihong. Chine, 2017, 119 minutes

 

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