Dans la nuit solitaire avec Vasugi V. Ganeshananthan

Voici la thématique du roman : deux peuples revendiquent un même pays. Dans l’ethnie minoritaire se forment des groupes de résistants. Ils pratiquent le terrorisme, d’abord contre l’ennemi commun, mais aussi entre eux : un seul groupe devrait prendre la suprématie, lui seul sera responsable d’un avenir radieux. Dans les familles, des frères disparaissent, soit qu’ils entrent dans la lutte clandestine, soit qu’ils sont assassinés par des clans rivaux. Le peuple minoritaire survit sous les bombes de l’ethnie adverse, la famine règne… 

D’ici et là

« Tous les quatre, nous avons fait nos valises avec précipitation et nous avons fui la maison, écrit-elle. Pendant dix jours nous avons erré d’un endroit à un autre ». 

Et :

« des avions (…) ont largué vingt-cinq tonnes de matériel de secours. Cela faisait trois jours que nous n’avions pas mangé » …

On pourrait se croire à Gaza, on est au Sri Lanka :  Il n’empêche, ce récit intimiste d’une histoire vécue, avec une grande Hache, peut nous donner le sentiment que l’histoire bégaie. Pendant toute ma lecture, je suis allé sans cesse du Sri Lanka à Gaza : le témoignage de V. V. Ganeshananthan m’a permis de ressentir charnellement ce que vivent les Gazaouis, autant que ce qu’ont vécus les Tamouls. L’écriture, traduite de l’anglais états-unien par J.F. Hel Guedj, n’a pourtant rien d’exceptionnel. Elle se contente de s’effacer devant le propos qu’elle porte.  Et qui nous porte. Et nous déporte. La plus belle réussite de l’auteure est de montrer avec une précision méticuleuse ce qu’est l’intime vie quotidienne que désigne pour nous, de loin, dans toute son abstraction, le mot « terrorisme ».

Dans l’enfer

Jaffna, 1981. Sashi, 16 ans, veut devenir médecin. Mais au cours de la décennie suivante, une guerre civile vicieuse déchire sa maison, et son rêve dévie lorsqu’elle voit ses quatre frères bien-aimés et leur ami K emportés par la violence croissante. Désespéré d’agir, Sashi accepte l’invitation de K à travailler comme infirmière dans un hôpital de campagne pour les militants des Tigres Tamouls, qui, après des années de discrimination et de violence de l’État, se battent pour une patrie séparée pour la minorité tamoule du Sri Lanka. Mais après le meurtre de l’un de ses professeurs par les Tigres et l’arrivée de casques bleus indiens qui commettent d’autres atrocités, Sashi commence à se demander où elle en est. Lorsqu’un de ses professeurs de médecine, féministe et dissidente des Tigres Tamouls, l’invite à rejoindre un projet secret documentant les violations des droits humains, elle s’engage dans une voie dangereuse qui la changera à jamais, et la conduira à s’émanciper.

Avec ce récit, V. V. Ganeshananthan nous envoie directement dans l’enfer que nous portons tous en nous, puisque dans l’histoire du Sri Lanka on retrouve toutes nos histoires : notre incapacité de ne pas sombrer dans la violence, jusqu’à la violence contre nous, quand rien ne semble plus possible. Elle le fait avec tendresse, et sans jamais baisser les armes de l’espoir… La seule solution qu’elle trouvera sera de témoigner… comme l’auteure de ce livre, qui vient de recevoir le Women’s prize for fiction. Plutôt que de soutenir les uns ou les autres, Sashi a pris le parti du peuple : « Trois cent mille civils tamouls étaient pris en tenaille entre les Tigres et l’armée sri-lankaise. (…) Les Tigres affirmaient que ces civils étaient avec eux par choix, mais j’en savais suffisamment pour ne pas le croire », dit-elle… comme d’habitude ?

Et comme toujours ? Depuis trois mille ans les Tamouls et les Cinghalais se disputent régulièrement l’ile : les uns comme les autres seraient arrivés les premiers…  Quand je disais que l’histoire se répète, ici comme ailleurs !

La transmission d’une histoire

Journaliste, enseignante, Vasugi. V. Ganeshananthan vit aux Etats-Unis, y est-elle née ? Sa date de naissance, elle, est certaine : 1980, soit au début des troubles. « J’avais grandi avec des histoires de cette époque, alors il m’a semblé que c’était quelque chose qui pouvait être fait, et probablement devrait être fait » dit-elle dans un interview. Elle a fait un roman de ce que ses parents lui avaient transmis : « J’étais intéressée de voir si cette période, qui est incroyablement compliquée, pouvait être capturée dans la fiction », dit-elle encore. Et aussi : « L’écriture de Brotherless Night a bien sûr eu un impact énorme sur moi parce que c’est un projet que j’ai commencé en janvier 2004 et que j’ai terminé, vraiment, en juillet 2022 ».

J’ai un seul regret : le titre français, Dans la nuit solitaire, est une infidélité faite au roman, de plus il ne signifie rien. Son titre anglais, Brotherless night, renvoyait bien au texte. J’aurais préféré un titre comme : Dans la nuit sans mes frères… qui rend compte du dépouillement vécu par la narratrice, et de la nuit dans laquelle fut plongé son pays. Mais je ne suis pas l’éditeur, n’est-ce pas ?

Mathias Lair

V.V. Ganeshananthan, Dans la nuit solitaire,  traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel-Guedj, Autrement, août 2025, 480 pages, 23,80 euros

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