L’illusion d’un monde commun, le rendez-vous manqué de Tahiti et de l’Europe?
Professeur au collège de France et spécialiste des Lumières, Antoine Lilti a notamment publié Le monde des salons, sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle (Fayard, 2005) et L’héritage des Lumières, ambivalences de la modernité (Seuil/Gallimard, 2019). Il a choisi ici de s’intéresser à la rencontre de Cook et Bougainville avec les tahitiens et à ceux d’entre eux qui ont fait le voyage en Europe.
Une rencontre radicale

On ne peut pas imaginer plus éloignés que l’Europe et la future Polynésie en cette fin du XVIIIe siècle. Ce sont deux mondes qui ont eu jusqu’ici peu de contacts. Avant Cook et Bougainville, des Espagnols sont débarqués et ont même essayé d’évangéliser sans succès les populations. Nos deux voyageurs débarquent à quelques années d’intervalle et ont le sentiment d’être bien accueillis. Les marins sont surpris de voir des femmes tahitiennes s’offrir à eux « spontanément » : Bougainville parlera de nouvelle « Cythère », sans se poser la question de la raison de ce geste. Sans savoir que ces femmes très accortes pour un européen n’étaient pas si libres que ça. Il est probable que les tahitiens cherchaient à amadouer les européens, à ainsi gagner leur confiance : ces drôles d’êtres étaient-il vraiment comme eux ? Toujours est-il est que certains embarquent pour l’Europe, comme Mai pour Cook et Ahutoru pour Bougainville.
Des rapports superficiels
Les deux tahitiens sont promenés à Paris et Londres, la bonne société les découvre, s’amuse de leur comportement. Bien des mémorialistes sont pétris des préjugés des Lumières, certains voient en eux des « bons sauvages », ceux que Rousseau aimait à peindre. D’autres digressent sur leur étrangeté. Lorsqu’on les lit, on en apprend beaucoup plus sur les européens de ce temps que sur les tahitiens : les témoins passent, sauf exceptions, à côté de l’altérité culturelle des voyageurs. Diderot dénonce, avec ambivalence, les préjugés de son temps et l’impérialisme des Français et des Anglais qui aboutira à la colonisation de Tahiti au XIXe siècle. En tout cas, les tahitiens suscitent un intérêt à moyen terme limité et sont renvoyés chez eux. Certains mourront en route, d’autres rentreront et sombreront dans l’oubli…. Mais pas complètement grâce à cet ouvrage d’Antoine Lilti.
Sylvain Bonnet
Antoine Lilti, L’illusion d’un monde connu, Flammarion « Le présent de l’histoire », septembre 2025, 368 pages, 23,90 euros