« Valet de pique » atout maître de Joyce Carol Oates

Joyce Carol Oates, auteur pour le moins prolixe, puise tout à la fois dans le répertoire littéraire romanesque mainstream americain, pour les attendus du décorum et des archétypes, et les littératures de genres tels polar, SF et fantastique. Plus exactement, elle serait à rapprocher de ce que Lovecraft (l’une de ses influences revendiquées) appela dans son essai Epouvante et surnaturel en littérature fantastique le Weird. Cette école qui prend naissance évidemment au temps des Pulp’s avec l’emblématique Weird Tales. Assurément, avec Le Valet de pique, Joyce Carol Oates a voulu rendre hommage à ses influences là : ces coreligionnaires contemporains et les grands fondateurs qui ont planté la (mauvaise) graine des (mauvais genres) dans le monde anglo-saxon au XIXe siècle. Avec un accessit certain pour son ami Stephen King, dont la figure totémique plane sur ce livre (La Part des ténèbres et Misery aussi).


L’intrigue du Valet de pique tourne autour de ce thème, souvent abordé par ailleurs, du métier d’écrivain en prise avec des hantises plus que surnaturelles, contre-natures même et les figures des doubles réels (fratrie, jumeaux – J.C. Oates a une sœur autiste) ou imaginaires (elle publia sous deux pseudos Rosamond Smith et Lauren Kelly).

 

Attention, impétrants lecteurs, ci-git un pitch en mode divulgâchage léger !


Le héros du roman, Andrew J. Rush, est donc un auteur à succès. Il écrit des romans policiers orientés suspense/thriller, publiés chaque année au rythme de l’artisan consciencieux, une œuvre de bonne facture, manichéenne et prévisible en diable, qui touche un large public. Sa réussite est réelle. Plus qu’une célébrité locale, il est une figure du monde du livre, mais recherche toujours la reconnaissance de ses pairs et de la critique, être visible ailleurs qu’à la rubrique meilleures ventes de la rubrique polar du Publisher Weekly (son acmé serait une recension même courte dans la page littérature contemporaine). Bref quiet mais frustré.


Alors pour pimenter sa vie régulée d’écrivain toplisté, il s’est inventé un double littéraire trash : le valet de pique. Figure maléfique des arcanes du tarot, il se permet avec ce pseudonyme sibyllin d’écrire des polars noirs, crus, ultraviolents voire gothiques. Un exutoire comme un jeu, presque un exercice de style pour s’autoriser une écriture sans cette autocensure oppressante que sa niche marketing proprette lui interdit sous son vrai nom de plume.

Et à son grand étonnement, les titres de cet autre lui-même, commencent à se vendre très bien, par ce bouche à oreille 3.0 de la toile mondialisée et grâce à des bloggers aussi enthousiastes et pervers que pseudos-gourous opportunistes. Et il prend un plaisir de plus en plus fort à les écrire, car à chaque fois, les histoires coulent toutes seules, comme dans une fièvre, un état second.


Il se passionne aussi, et cela a son importance, pour une bibliophilie classique, en sus de l’accumulation de sa prose, narcissiquement étalée sous des atours criards, en toutes langues et en tous formats. 


Mais le meilleur des mondes, même celui où ses démons semblent justement sous contrôle, a une fin. Et Joyce Carol Oates de nous inviter alors à une apocalypse. Une apocalypse, oui ! mais en slow motion. Une chute bruyante et terrible qui commence doucement et fini dans la rage ! Cela commence avec cette convocation au tribunal local pour une plainte déposée par une vieille dame à son encontre pour plagiats et vols avec effraction. Passée une stupeur amusée, il se persuade malgré tout d’enquêter sur elle. Bien mal lui en prend. Car Miss C.W. Haider, si elle passe pour une olibrius locale obnubilée par sa paranoïa constante pour ses manuscrits inédits et secrets, saura instiller un doute insidieux dans l’esprit de A.J. Rush. Car il a eu l’imprudence de l’appeler.


Poussé par une voix insistante, une angoisse sourde le saisit et il se permet une intrusion dans la vie de l’octogénaire, au grand dam de l’avocat de son éditeur qui le conseille avec un esprit critique et inquisiteur.


La découverte de la bibliothèque de l’acariâtre mamie sera un choc et fait aussi le miel du récit. Livres rares issus des chefs-d’œuvre du fantastique anglophone en éditions originales avec envois autographes : un rêve de collectionneur ! Stoker, M.R. James, Shelley, Le Fanu, Collins, Henry James, Blackwood, Poe et des œuvres complètes et reliées de vieux classiques incontournables de Shakespeare à Dickens de Byron à Tennyson. De vraies pièces de collection, une fortune ! Et une culture littéraire magistrale à portée de mains pour une femme qui écrit. Car elle est polygraphe la vieille furie. Son bureau qui trône au milieu de sa bibliothèque, est couvert de manuscrits annotés, biffés, réécrits avec rage. Tous datés. Et par une curiosité malsaine, toujours induite par cette voix qui prend force et malice, Rush compulse, feuillette de plus en plus hagard la prose raturée de l’auteure ratée. Et chacune des novellas expulsée par C.W. Haider est le synopsis de nombres d’œuvres produites par les grands écrivains US du demi siècle, avant leur publication… 


Stephen King en tête, mais surtout son propre manuscrit en cours d’écriture… et quelques autres.

 

Un nœud gordien implacable


Par sa puissante imbrication narrative, en mode poupées russes malicieuses – du texte dans l’écrit qui parle de livres et d’auteurs réels et fictifs – l’effet produit par le valet de pique est parfait pour ce vertige weird si particulier à J.C. Oates. 


En maîtresse de ses effets, elle emporte le lecteur de surprises en chausse-trappes (pseudonyme incarné ou schizophrénie ? Fratrie maladive et traumas secrets du passé ? Homicides prémédités ou accidents ?) avec la même emprise que la hantise ressentie par Andrew J.Rush.


Dire qu’il vous faut lire ce livre et (presque) tout Joyce Carol Oates est un euphémisme.

 

Marc-Olivier Amblard

Joyce Carol Oates, Valet de pique, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban, Points, mars 2018, 240 pages, 7 euros

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