Vivre en bourgeois, penser en demi-dieu, Flaubert par Weber

Gustave Flauweber

Nous étions à l’étude quand le proviseur entra, suivi d’un Jacques Weber habillé en Flaubert. Mais Weber a plusieurs casquettes : à celle de comédien il entend ajouter celle d’écrivain, comme le montre son essai intitulé Vivre en bourgeois, penser en demi-dieu.

« Je me sens le pigeon de mon aventure avec lui. Chez moi comme chez lui, rien ne s’efface, tout s’accumule. Un peu moi, un peu lui, nous sommes un autre, un Alien hollywoodien et gélatineux qui déchire le nombril et passe sous les portes. »

Il y a deux ans, Jacques Weber avait incarné Flaubert au théâtre dans un spectacle construit autour de la correspondance d’icelui. Il ne s’en est visiblement pas remis. Shell-shocked, comme on dit en anglais pour les war veterans marqués à vie par ce qu’ils ont vécu. Mais quel lecteur, et surtout quel comédien pourrait ne pas être sérieusement ébranlé par la prose de Flaubert, même quand c’est simplement celle de Gustave ‒ ad familiares ? Vivre en bourgeois, penser en demi-dieu est le « tombeau » qu’a imaginé Weber pour reconnaître l’emprise du maître et, vraisemblablement, pour s’en libérer aussi. Cet ouvrage ne relève d’aucun genre défini : s’il traite d’un unique sujet, il le fait en combinant des textes de trois natures différentes. Se mêlent donc des chapitres ‒ assez rares ‒ où Weber parle ouvertement de lui-même ; d’autres où il recrée et narre certains épisodes de l’existence de Flaubert en utilisant très traditionnellement la troisième personne pour désigner celui-ci ; d’autres enfin, plus inattendus, où Gus se met à parler à la première personne à travers la bouche/la plume de Jacques. Faut-il préciser que la frontière entre ces trois types d’énoncé se fait parfois floue, et que les choses se compliquent singulièrement quand la silhouette de Depardieu ou celle de Victor Hugo viennent se mêler à celles de Flaubert ou de Weber ?

Weber sait écrire. Ce comédien pourrait en remontrer à nombre de nos contemporains en qui l’on veut reconnaître des écrivains. La manière dont, en quelques lignes, il décrit le réalisme fantastique qui marque Le Déjeuner sur l’herbe de Manet est saisissante ; celle dont il « résume » La Dernière Bande de Beckett rendrait inconditionnellement beckettiens tous ceux qui ont toujours trouvé ennuyeux de devoir attendre Godot.

Mais il est difficile d’écrire un texte qui sonne juste et qui évite tout ridicule quand l’ombre qui plane sur chaque page est celle de Flaubert ! Le pastiche peut être un genre noble, mais le pastiche d’un texte par essence ironique est une entreprise qui porte en elle-même sa propre contradiction. Seul un Proust peut sortir victorieux d’une pareille épreuve… à ceci près, d’ailleurs, que le chapitre flaubertien de son Affaire Lemoine est tellement vrai qu’il n’a pas l’air d’être un pastiche. La première partie du livre de Weber regorge d’images impressionnantes au départ, mais qui se font assez vite assommantes. Car oui, assez vite, ce n’est plus un disciple de Flaubert qu’on entend, mais bien plutôt Joseph Prudhomme, ou, plus près de nous, Laurent Gerra imitant Fabrice Luchini. « Le fracas des roues donnait au voyage des allures de tempête, et la houle du pavé, les ornières, les embruns terreux de poussière submergeaient l’être entier jusqu’aux rives noires de l’inconscient. » Dans l’exemple qu’on vient de donner, les images restent encore cohérentes, mais on dirait parfois que le char de l’État navigue sur un volcan : « Il s’écartèle sur la grande roue des jours, entre l’exutoire de la correspondance et l’ascèse recueillie du roman. À son bureau, la poire est bien coupée en deux, il conchie, hurle, pète et jouit, correspond avec ses amis, sa famille, ses maîtresses ; la phrase file les voiles gonflées par vent arrière, il tire sur sa vieille pipe puis écrit comme on entre en prière, rabote la phrase en moine charpentier. » 

Ajoutons que Gustave, qui passait plus de temps à corriger ses textes qu’à les écrire, a dû se retourner dans sa tombe en voyant Weber mettre sous sa plume une expression telle que « au final » ou lui faire construire le verbe espérer avec un subjonctif.

Bref, si nous pouvons nous permettre à notre tour une image, le film n’est pas mauvais, mais nous avons l’impression de le voir dans une version doublée ou postsynchronisée, ce qui ôte la plus grande partie de l’émotion qu’il devrait procurer. Si l’évocation des rencontres avec George Sand est plus que convaincante, la reprise « fidèle » des grossièretés et des grivoiseries puisées dans les lettres de Flaubert a quelque chose d’emprunté qui les désamorce. Nous sentons bien que la sincérité de Weber est totale et absolue ; nous sentons bien qu’il a étudié son Flaubert au point d’être désormais hanté par Flaubert. Mais, justement, pourquoi s’acharne-t-il à interpréter le rôle de Flaubert, quand il lui suffit de parler à la première personne ‒ à sa première personne ‒ pour être naturellement son Doppelgänger ? A-t-il oublié que Cyrano, qu’il a pourtant tant de fois interprété, fait pleurer quand il parle en son propre nom ? C’est lorsqu’il se souvient de ses premiers rendez-vous au square du Vert-Galant, lorsqu’il évoque le tournage d’État de siège de Costa-Gavras et émet des réserves sur Yves Montand (qu’il prend soin de ne jamais nommer…), ou encore lorsqu’il décrit la manière dont il se maquille avant d’aller interpréter sur scène cette Dernière Bande que nous avons déjà mentionnée ‒ bref, c’est quand il parle de lui-même que Weber rime le mieux avec Flaubert. Puisque, comme il le dit dès le départ, Madame Bovary, c’est lui ‒ c’est aussi lui.

 

 

FAL

Jacques Weber, Vivre en bourgeois, penser en demi-dieu, Fayard, décembre 2017, 18 euros

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