Les carnets retrouvés de Josée Laval par Yves Pourcher

Lutte des classes jamais morte !

Selon que vous serez puissants ou misérables, les jugements de cour …

A l’envi, truismes, banalités et idées reçues s’engouffrent et se pressent dans le cerveau du lecteur épuisé par la lecture des Carnets retrouvés de Josée Laval, présentés par Yves Pourcher qu’on ne présente plus :  infatigable  auteur de quatorze ouvrages d’ethnographie, d’histoire politique et spécialiste de l’Occupation, auteur du formidable Brasse papillon, le roman d’un collabo[1],  histoire à peine romancée du mano a mano qui, avant-guerre, opposa Jacques Carteret, futur milicien, au juif Nakache.

Moine copiste, retranché 6, place du Palais- Bourbon, dans le luxueux appartement des Chambrun, l’historien, chaque jour, monte le grand escalier, admire le portrait de la fille de David par son père et lève les yeux sur le plafond peint par José Maria Sert Sert, avant de s’atteler à ingérer les Carnets de Josée Laval.

Il était une fois  

1964-1969. Dix-neuf ans après la “tragédie”, l’orpheline a désormais cinquante- trois ans. Dix-neuf ans déjà que son père – celui que l’éternelle enfant appelle toujours “papa”, sans majuscules – a été jugé et fusillé. Neuf ans déjà, qu’obstinée, la petite mule bien bâtée se bat pour sa réhabilitation.  Pourcher découvre cinq ans de ris et de jeux, de plaisirs et de fêtes, de dîners, soupers et déjeuners dans les meilleures places de Paris, de Monte Carlo ou de Biarritz. L’été, l’élégante est à Deauville qui, l’hiver, préfère les croisières et en toutes saisons, chez les grands couturiers, à Longchamp, aux expos et à toutes les premières qui méritent des Ah ! 

Le deuil sied à Electre, hantée, papa papa ! son cercle n’a pas changé.   Elle le cherche des yeux, elle lui parle du cœur, ne tolérant à ses côtés que les amis d’antan :  ceux qui savent son cher papa, innocent des crimes que la plèbe revenue, lui a imputés. Elle et eux savent le fond des choses, visible aux yeux des seuls profonds !  Électre et Antigone d’une erreur judiciaire, elle se plaît à partager son chagrin avec Coco et Arletty, Marie-Louise Bousquet, la salonnière qui, à l’instar de Florence Gould, fut injustement, elle aussi, accusée de “collaboration “. Leurs ennemis, la plèbe sortie entière des égouts de 1793, ne sauraient comprendre la mission de ces “Pléiades”, cette caste d’esthètes autoproclamée et la rude leçon, qu’en volapük, ces Soucheux ont donné à la lourdeur allemande… Ils ignorent la grandeur de leur geste, quelle  résistance fut et demeure la leur : maintenir, Falbalas, la haute-Couture ; user sans compter de l’argent de Greven pour composer des chefs- d’œuvre ; permettre l’expansion et le triomphe de  la littérature française enfin débarrassée du pathos étranger ; à la barbe et au nez des bellicistes,  faire éclater l’universalité de l’art,  quand Cocteau salue Brecker et que devant un parterre allemand, la splendeur des vers de Racine s’unit au vers libre claudélien….Ils partagent avec Sartre et Beauvoir ce sentiment de liberté que seule, l’épreuve offre aux meilleurs, mais ça leur est égal, ces gens n’existent pas pour eux qui estiment – de bonne foi ? – dialoguer avec Madame de Clèves, La Fontaine, Racine et La Rochefoucauld, accrochés, Bernard l’Hermite en leur rocher, à l’instar des patients psychotiques, au lieu et à l’instant qui avait précédé la catastrophe. Eux aussi ont connu deux shoahs : 1792 et 1945. Plutôt boches que rouges, là est le point. Ne pas finir comme Louis XVI et Marie-Antoinette ou comme les Romanov ; ne pas voir ses églises devenir des mairies ou des granges et ses châteaux, trésors pillés et saccagés, des camps de vacances pour gosses nécessiteux. Pour tout bagage, toute Bible, ils ont Le livre d’or de l’Action française, opuscule de 158 pages, constitué par la liste des souscripteurs contre l’or juif, soit 161.755 65 noms de patriotes attachés à libérer la France de l’infâme tutelle.

Les habitués du salon de l’américaine Florence Gould, grande Dame cosmopolite, insensible aux souffrances des GI agonisant sur les fronts de Birmanie ou à Guadalcanal, n’ont  rien changé à leurs habitudes : la même petite bande d’amis fidèles, May de Brissac, maîtresse de Morand et mère d’Elvire,  son unique enfant ; les Windsor, Mosley, Bergery, pacifiste antifa et collaborationniste  et un des fondateurs de l’Association attachée à la défense de la mémoire de Pétain, Jean Jardin…sans oublier Léautaud.

Rien de plus distrayant et de plus terrifiant pour le lecteur, ancien enfant de l’après-guerre, enfant de la Place des Fêtes et de Belleville, que  de pénétrer dans ce nouveau  cabinet des Antiques à l’heure où,  pour lutter contre la dénutrition, les enfants des écoles reçoivent leur dose de calcium-cacolac et où, alentour,  les vieux fredonnent toujours le chant des Partisans et celui des Marais  et  de découvrir que Druon, Rheims ou Rothschild  fréquentent  le cercle des amis de la belle Lavallière.

Comprendre, envers et contre tout

Pourcher s’est imprégné du contenu de ces Carnets pour tenter de comprendre ce qui ne se peut.

Ces carnets, ceux d’une Parisienne de Quiraz, content la vie d’une femme richissime, une princesse des contes. N’a-t-elle pas trois châteaux, matantirelirerelire, matentirerrlirelo – celui de ses parents à Châteldon, Lagrange ; la demeure des Lafayette et à Biarritz, Argizagita ; sans oublier l’immeuble de ses beaux-parents sis au 58, rue de Vaugirard, face au beau jardin du Luxembourg, ce parc que l’ancienne enfant de la Place des Fêtes ne traverse qu’en tremblant depuis qu’une institutrice rouge lui a raconté que devant le bassin aux canards et aux bateaux, des communards ont été fusillés ! 

Cette lectrice, innocente, sotte sans doute, s’interroge : pourquoi Josée, la tant aimée de son tendre papa Paul, n’est-elle pas entrée au carmel expier les fautes de son père ? Pourquoi ne s’est-elle pas terrée à Châteldon, loin du vacarme du Siècle ? Comment a-t-elle pu, jusqu’au bout du voyage, croire au patriotisme de son père et estimer injuste sa condamnation ?  Le pire ? Elle devine, moins certaine de celle de Morand et de Jean Jardin, la bonne foi de Josée….

 Avoir lu Le nain jaune et La guerre à neuf ans l’a instruite de l’écart insécable qui, pour jamais, sépare les fils de résistants, de juifs persécutés, ceux des affamés du Bon beurre de l’étrange caste des Heureux du monde : hommes de lettres, acteurs, peintres et sculpteurs qui, à la commun decency, ont préféré la haute gloire de l’art, le combat en faveur de l’exception culturelle française.  Là sans doute que Méphisto, cher, très cher Klaus Mann, a gagné, ouvrant – effet boomerang – la porte au déshonneur des poètes.

À leurs conséquences toujours que l’on mesure les actes comme pierre jetée dans l’eau paisible d’un lac ricoche et tourbillonne sans fin !

Comment Edouard James de Rothschild, qui œuvra au rétablissement des œuvres israélites en France – il refusa tout de même à Georges Vajda tout subside pour le rétablissement de “La revue des Etudes juives” ! -, a-t-il pu frayer en compagnie de la plus fine fleur de l’Occupation ?  Et Philippe, son fils, croix de guerre des Forces Françaises Libres, ci-devant époux de l’élégante baronne, née Élisabeth Pelletier de Chambure, disparue à Ravensbrück pour avoir refusé, goye, vivant séparée de son époux juif et résistant, de s’asseoir aux côtés de Madame Abetz, lors d’un défilé chez Schiaparelli, quelles étaient ses raisons ? Son état d’esprit ?

Pas plus étrange que le regain de gloire offert à Darrieux, tête d’affiche de la revue “Signal “, par Max Ophuls ou par Demy qui, seul de sa catégorie, en son incroyable Joueur de flûte de Hamelin, osa montrer un juif brûlé en place publique… Darrieux sera – bankable, il est vrai – la vedette d’un film, dont le scénario fut composé par Philippe de Rothschild et Gaston Bonheur. Quel arpenteur jamais ne saura mesurer la vanité des Auteurs ?

Au salon de madame de Chambrun…

Le vendredi 16 juillet 1949, Madame Abetz dîne chez Josée. Les convives n’ont pas manqué de lever haut leur verre en l’honneur de maître Floriot qui avait si bien plaidé en faveur du pauvre Otto, condamné d’avoir tant aimé la France. Sans doute aussi ont-ils trinqué au cher bon vieux temps qui avait vu naître et croître une indéfectible amitié, en compagnie d’Arletty, des Morand et du Nain jaune, de quelques autres ; surtout essuyé une larme au souvenir du beau Soehring et de tout ce que, par amour elle aussi, Léonie Bathiat avait souffert !  Une dernière fois en 1954, les fidèles fêteront la grâce octroyée par le président Coty- qui- n’a pas oublié avoir en sa jeunesse voté les pleins pouvoir au Maréchal. Seule la mort accidentelle des époux Abetz en 1958 aura raison de cette amitié, fusion-acquisition, OPA enfin réussie par la nouvelle génération. 

Il arrive aussi à Gaston Palewski, bourreau de la grande Nancy Milford et résistant sans peur ni reproche, de dîner en compagnie d’Arletty et de Josée. Même Louise de Vilmorin, cousine d’Honoré d’Estienne d’Orves et première fiancée éphémère de Saint-Exupéry, ne boude plus l’amitié de Coco et fréquente la nouvelle Lavallière…  Cocteau et Morand demeurent bons amis, qui se réjouissent de revoir Breker, quand parfois, le grantariste s’en revient à Paris, non plus au titre d’ami d’Hitler mais simplement de confrère :   mot magique qui efface les frontières politiques et estompe le réel, la nuit de l’Occupation, la terreur des victimes, la faim des pauvres qui, Au bon beurre, n’avaient pas eu leur rond de serviette.  Le nave va et la vie continue.

 Les législateurs de Vichy, ceux qui ont éliminé, virus du corps français, les israélites concordataires, les juifs du Comtat Venaissin et les pouilleux de Belleville, de Pologne, de Russie et d’Ukraine, fraîchement arrivés, sont toujours en poste, aux côtés de tous les fonctionnaires – commis d’Etat et professeurs – qui ont affirmé – Au revoir les enfantssur l’honneur n’être ni juif ni francs-maçons.

Chagrin et pitié dans tous les corps de l’État.  Seuls, les juifs, en silence, se souviennent, qui n’achètent jamais leurs lunettes chez Lissac – pas Isaac ! -, jamais de Mercédès – ils disent merdes SS – ni d’appareils ménagers de marque allemandes, Krupp ou Siemens mais font apprendre le boche à leurs enfants – ça pourra leur servir la prochaine fois !

 Le reste de la population, grisée par le vin de la Libération, a tourné la page, qui ne pleurniche que sur les tondues de la Libération et les enfants de Boches. Comme on fait son lit, Mesdames, on se couche… Faudrait tout de même voir à relativiser ! Non ? Evidemment, les culs des femmes sont internationaux et l’Etranger toujours plus attirant que le pays

Pourquoi ni Coco ni Arletty ne furent tondues ? S’étaient cachées, pardi ! Les rupins et les stars ont plus d’amis que les manants ! Et Mireille Balin, la tant belle suppliciée des caves de Nice, qui la fera tourner ? Personne. Estropiée, abîmée, désignée, elle pue. Ici, ce n’est pas vu, pas pris. Madame Gould rouvre son salon et Morand attend le départ de De Gaulle pour entrer à l’Académie. Pourquoi la lectrice, née après la guerre, elle qui n’a pas, dans sa chair, vécu l’étrange période, est-elle si mal à l’aise, puisqu’on lui dit que tout est terminé, que tout finit par des chansons ?

À l’école, on étudie Eluard, “La rose et le réséda”, “Liberté” et le soir, dans sa chambre en boucle, les adolescents écoutent l’Affiche rouge, Ferré chante Aragon, aussi le chant des Partisans, parfois encore Ils étaient vingt et cent. 

En 68, dans les rues de Paris, on braille être tous des juifs allemands mais de ce qui est réellement advenu sous l’Occupation, personne, excepté le soir à la veillée, dans la solitude des familles, nul ne parle et il faudra attendre les juifs Ophuls et Paxton pour découvrir l’innommable ou savoir écouter avec attention Vladimir et Estragon entendre bruire six millions d’âmes et évoquer la syna de la rue de la Roquette, sous l’arbre du paradis perdu. 

A devenir fou.

Le pays l’est devenu, de mensonges en mensonges. Taré.

Schizophrénie française 

Au-delà des realia sociologiques, l’esprit flanche de n’y comprendre mais. Mai,  Paris mai,  nous sommes tous des juifs allemands mais nous pleurons, quant à Meudon, brûle la maison du grantécrivain,  si assidu à la Kommandantur : celui qui trouvait qu’on ne se débarrassait pas assez vite des youtres, ces youtres dont Laval a donné les enfants aux nazis qui ne les réclamaient pas, ces enfants dont certains sont partis sans leurs parents dans les trains de la honte, conduits par des gendarmes français. 

Sans doute ce point aveugle, cette sensation d’alexithymie qui fascine tellement le voyageur, égaré dans les eaux bourbeuses de Vichy, comme si cette tragédie-bouffe avait plongé le pays en cet état étrange où le sujet devient incapable de discerner aucune émotion, pas plus les siennes que celle des autres, et où l’intelligent comme le sot se voient réduits à la simple stupeur.

Au-delà de tout jugement, dans la nuit et le brouillard de l’entendement, le lecteur suffoque sous le name dropping de tous les lieux où il n’ira jamais : chez Coco – celle qui a tenté d’entuber le juif Wertheimer, Coco la collabo, l’agente de la Gestapo, la pauvre petite fille pauvre qui s’est vengé des riches,  en les couvrant pour longtemps,  avec leur consentement éclairé, de la robe noire des pauvres… chez Balenciaga,  Dior, etcétéra, Taillevent, Maxim’s, aux Courses chaque dimanche, là où personne ne fait de politique,  dans tous ces lieux qui font de Paris une fête comme au lendemain du Bataclan : Même pas peur ! 

De tous les travaux de tous les spécialistes de Vichy, le travail de Pourcher se distingue de conduire son lecteur non pas à l’entendement mais à la simple stupeur.

Vichy en effet est bien plus que le récit patient et comptable des historiens.  Vichy est un état d’esprit, une disposition au bonheur malgré tout. Falbalas, premier rendez-vous… Le pays comme une vaste salle de cinéma où les mécontents tiennent le rôle du Corbeau, tandis que La main du diable passe de main en main, sans discontinuer.

Lire les Carnets retrouvés c’est voir et revoir La ronde d’Ophüls ; lire Le journal d’une accro du shopping ; un roman de Jean-Jacques Schuhl, sa cohorte de revenants, vivre un cauchemar de Fassbinder sur l’autre rive du Rhin…. 

Que penser ? Que dire de ce qu’on vient de lire ? Le moyen de n’être pas partagé – schizé – entre une formidable envie de rire et un dégoût de semblable ampleur. À chaque ligne, l’envie de hurler “Non ?  Tu déconnes ? “ Et pourtant, on poursuit sa lecture jusqu’au 10 novembre 1969 … Josée ne mourra qu’en 1992.

L’argent déréalise le monde ? Echappés, rescapés de la justice d’épuration et à jamais hors sol ?

Je ne sais pas, je ne sais plus. Je ne sais que la nausée, la gerbe, cher Alphonse, quand chaque jour, pour Miss Laval est jour de fête, bal à Versailles…. Aqua allegoria, Allure, Amarige, Ambra, Amour amour…Zadig, Zen, Zibeline ou Zut.

Cette chrétienne va beaucoup à la messe.  Qu’en dit et qu’en pense son directeur de conscience ? Sans doute appartient-il à la filière des rats ?

Rien ne va plus. Les jeux sont faits. Vichy n’appartient pas au passé mais à un éternel présent.

Fin du coup.

Exit le rêve des Proust, des Berl, des Benda, de Péguy.

 L’écrivain français d’origine juive, l’israélite concordataire,  se sait, à l’instar de Roman Kacew, un misérable youpin qui ne cesse de marcher à l’étoile, se souvenant des enfants sauvés au Chambon-sur-Lignon et des autres, abattus sous les yeux de leurs mères  d’une balle dans la nuque, après un long voyage  et découvrant,  avant de se donner la mort,  n’avoir, en dépit d’un service dans la RAF de mémoire bénie,  de deux Goncourt, jamais appartenu à la maison France : celle de Céline et de Lucette ; d’Arletty la gouailleuse,  celle de Coco, de Jouhandeau, de Chardonne, l’écrivain préféré du président à la francisque,  tant aimé de son peuple, juifs de cour compris, mais appartenir,  W,  à d’un pays dont il a oublié le nom et dont, inlassable, il cherche les traces, au milieu des sarcasmes et des rires des Autochtones,  qui eux aussi,  frappés d’amnésie,  se demandent ce qui les rend tellement irascibles.

 Tous des Gengis Cohn qui dansent, pantins malheureux, devant le peloton d’exécution de sainte Indifférence, patronne du cher vieux pays. 

Gloire à Yves Pourcher de donner à ce sentiment d’exclusion et de séparation un sens et une raison !

Sarah Vajda

Yves Pourcher, Les carnets retrouvés de Josée Laval, éditions du Cerf, septembre 2024, 301 pages, 24 euros


[1] https://boojum.fr/brasse-papillon-le-roman-dun-collabo-dyves-pourcher

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