Aujourd’hui et Le lotissement du ciel : Blaise Cendrars ou la bourlingue

Chez Denoël, la collection Tout autour d’aujourd’hui rassemble, sous la direction de Claude Leroy, les œuvres complètes de Blaise Cendrars en quinze volumes. Les tomes 11 et 12 viennent de reparaître, sous les titres : ” Aujourd’hui” et “Le Lotissement du ciel”. Claude Leroy est le spécialiste du poète. Il a notamment dirigé l’édition de quatre volumes de la Bibliothèque de la Pléiade consacrés à Blaise Cendrars. Le voici passé de Gallimard à Denoël : en tant qu’universitaire, il n’a pas à tenir compte des concurrences entre éditeurs. 

Les deux tomes rassemblent une partie des mémoires plus ou moins imaginaires de l’auteur. Des mémoires de globe-trotter exploitant notre goût pour l’exotisme, les longs voyages, les cieux tropicaux, comme celui des bas-fonds de banlieues. Il me semble que Cendrars est à la littérature ce qu’est le reporter photographe à l’art photographique. Son écriture est dense, fournie en informations, souvent pleine comme un œuf, sans relief. On y exalte la violence guerrière, la crasse et la misère, les mauvaises fréquentations. De lui, Cendrars écrit dans La banlieue de Paris :

« Je suis un déclassé, un transplanté, et la déformation professionnelle et aussi la fatigue de l’écrivain qui exerce un métier esquintant me poussent au noir pour ne pas dire à un pessimisme systématique. »

Pauvre Blaise ! Il est vrai qu’il est condamné à écrire de la main gauche…

Les désastres de la guerre

De sa Prose du transsibérien, Gide a dit : « La représentation est loufoque, mais si le texte est inégal, certaines parties m’en émeuvent à la manière de la Saison en enfer ». Il ajoute : « je vois en lui la meilleure protestation contre la littérature de cabinet ». En effet, Cendrars fut mauvais élève. S’il est le grand artiste visionnaire que certains prétendent voir en lui, alors, en pratiquant l’art de la transgression, il a saisi la modernité qui venait. La catastrophe de 1914/18 n’a pas fait que l’amputer de sa main droite, elle a fait tourner toutes les têtes, il fallait du nouveau radical, n’importe quoi pour échapper aux décombres… D’où le culte de la transgression qui est devenu de rigueur de nos jours : en art, mais aussi dans la vie courante, il est obligatoire de transgresser. Le néolibéralisme qui nous imprègne nous invite à mettre notre liberté individuelle au-dessus de toutes les lois. Le seul délice qui nous reste résiderait dans cette perversion.

De cette Prose du transsibérien, Philippe Lançon dit quelque part : « On ignore encore que le jeune Frédéric Sauser, né en Suisse, n’a été envoyé qu’à 17 ans par son père chez un joaillier de Saint-Pétersbourg parce qu’il avait de mauvais résultats scolaires et qu’il ne traversa jamais la Russie ». Ce à quoi, devenu Blaise Cendrars, notre auteur a répondu ailleurs :

« Mais non, bien sûr, et cela n’a d’ailleurs aucune importance. Il faut que tu comprennes que ce qui importe c’est… la locomotive. Je veux dire d’avancer. Ce que tu mets dans la machine importe peu pourvu qu’elle marche et si possible que dans son ventre cela soit un feu d’enfer ».

La vérité, c’est has been. Tout se vaut, comme rien, du moment que ça turbine….

Deux rééditions

Le volume 11 titré Aujourd’hui rassemble des textes divers : Jéroboam et La Sirène – Sous le signe de François Villon – Le Brésil – Trop c’est trop. Publié en 1931, il serait la profession de foi de l’auteur, son art poétique. Cendrars se frotte aux diverses avant-gardes, il tente de créer la sienne… « Tout le monde rédigeait des manifestes qui devaient éclater dans le Paris de la bande à Bonnot comme des bombes », écrit-il. La sienne fait un flop : « je suis reparti d’où je venais, de l’autre côté du monde, aux cinq cent diables ». Claude Leroy résume ainsi la morale qui semble se dégager de ces écrits : « l’homme est un loup pour l’homme et une société ne se divise qu’en deux classes, les fripons et les dupes ». Soit un nihilisme résolu qui n’est pas sans faire penser à Céline, lui aussi définitivement disloqué par la même guerre.

Le volume 12 comprend Le Lotissement du ciel, il est suivi de La banlieue de Paris. Publié en 1949, il a été mal accueilli. On s’est étonné de lui voir emprunter les chemins de la mystique: dans le texte Le nouveau patron de l’aviation, il fait léviter des saints et des saintes…

Rentré dans ses pénates, le bourlingueur impénitent finira par se soumettre à la loi divine : malade, il se convertit au catholicisme en 1959 et se marie religieusement, deux ans avant sa mort.

Mathias Lair

Blaise Cendrars, Aujourd’hui suivi de Jéroboam et La Sirène – Sous le signe de François Villon – Le Brésil – Trop c’est trop, Denoël, avril 2024, 610 pages, 30 euros

Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel suivi de La Banlieue de Paris, Denoël, avril 2024, 542 pages, 30 euros

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