L’Ombre du feu : avis sur de sombres lendemains

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Japon tente péniblement de se reconstruire après la défaite. Recluse chez elle, une jeune femme se prostitue pour subvenir à ses besoins. Bientôt, elle recueille un soldat démobilisé et un enfant vivant de menus forfaits. Ils constituent dès lors un semblant de famille. Mais le malheur va frapper à nouveau.

Comment exposer efficacement un long-métrage, ses thématiques et introduire proprement ses personnages avec fluidité ? Voici une question à laquelle répond brillamment Shinya Tsukamoto au moment de présenter son nouveau travail, L’Ombre du feu, drame saisissant au sujet ô combien brûlant. Un homme, une femme et un enfant se réunissent dans une même pièce qui pourrait faire office de comptoir pour un restaurant. Le premier cherche refuge, le deuxième de la nourriture et la troisième une raison de continuer à vivre. En l’espace de quelques secondes, le cinéaste décrit avec précision un tableau tragique et annonce quelque part les terribles conséquences à venir.

Pour les connaisseurs de la culture underground nippone, Shinya Tsukamoto incarne le courant cyberpunk japonais sur grand écran, ce depuis les années quatre-vingt-dix. Il a, à l’époque, impressionné les férus de cinéma de genre, non sans heurter les plus sensibles, avec Tetsuo, film organique qui n’aurait pas déplu à David Cronenberg lui-même. D’ailleurs, depuis cet essai transformé, le réalisateur n’a cessé de s’interroger sur les mutations des corps et leur rôle dans le rejet d’une société aliénante, qui dérègle l’esprit au profit d’un totalitarisme holistique, celui du capitalisme et de l’incitation à la consommation.

Si on peut reprocher la propension du nippon à se complaire dans l’outrance, on ne peut lui enlever en revanche un certain sens esthétique et une véritable inventivité formelle lorsqu’il aborde les questions les plus complexes. Voilà pourquoi L’Ombre du feu intrigue de par sa nature et son objet. Drame minimaliste et culotté, il clôt ainsi une trilogie dédiée à l’absurdité de la guerre, entamé en 2014 avec Fires of the Plain. Et il faut reconnaître que cette entreprise très risquée s’avère plutôt couronnée de succès.

Rebâtir pour mieux mentir

Période méconnue de l’Histoire japonaise, voire tabou, le temps de la reconstruction d’après-guerre et les affres endurées par sa population suite aux bombardements américains continue pourtant de hanter l’inconscient collectif. Le septième art local a préféré traiter du renouveau et des transformations sociétales qui se sont ensuivies quelques années après, notamment chez Yasujiro Ozu ou Mikio Naruse. Mais certains cinéastes ont tout de même abordé par des phrases sibyllines ou même frontalement, une problématique aussi délicate particulièrement dans le cinéma d’animation.

Isao Takahata avec Le Tombeau des lucioles ou plus récemment Hayao Myasaki dans Le Garçon et le héron se sont attardés sur cette problématique tandis qu’une réplique de Patlabor 2 d’Oshii soulignait que toutes les souffrances du pays s’étaient envolées avec la bombe atomique puis l’occupation américaine. Un constat désenchanté donc. Il ne faut point oublier que les familles, les civiles ont énormément souffert et que la reconstruction a nécessité des efforts colossaux (un fait que Godzilla Minus One relate dans sa longue exposition). Et au moment de rebâtir, les laissés pour compte, les orphelins, les quelques survivants doivent d’abord cohabiter et surmonter de nouvelles épreuves, à commencer par affronter la misère ambiante.

Ainsi, L’Ombre du Feu s’intéresse de près à cette époque trouble, que l’on aimerait oublier, durant laquelle l’humanisme a été supplanté par un égocentrisme forcé, instinct primaire, animal presque sauvage. De nombreuses œuvres se sont intéressées aux traumatismes engendrées par la Guerre du Vietnam ou d’Irak, sur l’impact psychologique que ces conflits ont provoqué sur les soldats. Or, peu se sont attardés sur les séquelles des combattants japonais, hormis Godzilla Minus One qui parle sans fard du rôle des kamikazes et le segment de 11’09″01 élaboré par Shoei Imamura. Ici, les vétérans décrits par Tsukamato n’ont rien à envier à celui imaginé par Imamura, tant ils ont en commun. Le cinéaste dresse alors un tableau subtil à glacer le sang et renoue de fait avec ses obsessions.

La chair et le sang

Un ancien combattant fait une halte et observe une scène bien trop familière, trop intime, trop révélatrice. Un homme, qui aurait pu être un de ses compagnons d’armes sur le front, hurle et menace visiblement sa mère qui vient lui porter à manger, derrière les barreaux d’une cellule censée aussi bien le protéger de lui-même que son entourage. En l’espace de quelques secondes, Tsukamoto rouvre les plaies béantes du passé et exprime la douleur de ceux qui sont restés, revenus brisés ou ceux dont le souvenir persiste dans les mémoires.

Chaque protagoniste, prisonnier de son corps et de son esprit peine à retrouver un équilibre et lorsqu’ils y parviennent, le bonheur se veut toujours fugace. Les souvenirs d’antan refont surface pendant qu’un homme meurtri enseigne de nouveau, qu’il prépare un repas avec soin ou qu’une femme se prend d’affection pour un jeune enfant sans le sou. La grande force de Tsakumoto réside dans sa capacité à afficher un contraste de ton, au lyrisme débordant, avec des tirades tantôt cruelles tantôt réconfortantes, emplies d’un espoir inattendu.

Quant au secret bien gardé dans le sac du garçon, il témoigne avec un réalisme froid la fin de l’innocence, que toutes et tous ont été infectés par un conflit encore trop proche. Or c’est en se concentrant sur celui qui porte quelque part l’avenir du pays, que le cinéaste remporte son pari, osant d’abord le huis clos puis le road movie afin de joncher son parcours des spectres de chair et de sang. Jeux interdits ou Le Tambour paraîtraient alors moins désespérées face au cynisme du long-métrage.

Victimes d’Outre-Tombe

Et pour amplifier son dispositif morbide, le réalisateur n’hésite pas à instiller une pointe de fantastique à l’ensemble, laissant planer d’étranges ombres fantomatiques sur chaque plan. Le mystère s’épaissit davantage tandis que la folie s’empare des protagonistes, ne leur accordant que quelques brefs instants de répit. Le talent du metteur en scène s’évertue donc à magnifier chaque recoin obscur afin d’observer leur âme torturée, mise au supplice par aussi bien par leurs actes que leur impuissance durant la guerre.

Recluse dans une pièce face à son reflet dans le miroir, la veuve éplorée contemple les stigmates d’un mal bien singulier et on commence alors à comprendre les sentiments profonds des uns et des autres ainsi que l’interrogation qui les ronge. Pourquoi et pour qui avons-nous survécu, le mérite-t-on et comment continuer à avancer quand les nôtres nous ont quittés ? Se relever paraît difficile et le pessimisme surplombe lourdement une conclusion en forme d’impuissance. Pour le metteur en scène, l’absolution demeure possible mais elle nécessite un long chemin de croix dont il est difficile de se remettre.

Et les quelques mots de réconfort prononcés ne viendront jamais totalement à bout des ténèbres qui recouvrent cet objet fascinant, glaçant, au ton souvent très juste malgré la misanthropie et le renoncement qui animent ses personnages. Un tableau désenchanté plus que jamais nécessaire.

François Verstraete

Film japonais de Shinya Tsakumoto avec Shuri, Mirai Moriyama, Oga Tsukao. Durée 1h35. Sortie le 1er mai 2024

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