Ahmet Altan, Bolero, danse amoureuse à trois temps

Le boléro est une danse gracieuse, à trois temps, issu de la tradition espagnole, dont l’esprit est celui d’un ballet amoureux à trois temps. Celui, si célèbre, de Maurice Ravel — cité par ailleurs dans le roman —, fonctionne en strates s’accumulant petit à petit pour enrichir le motif initial, et former une œuvre dense et prenante. C’est cette double lecture qui permet de comprendre le titre du nouveau roman d’Ahmet Altan, Boléro.

Amour et répulsion

« Là où est le plaisir, là est la peur »

Asli est une femme brillante et d’abord libre. Médecin physiothérapeute, elle mène sa vie comme elle l’entend, avec liberté, joie, autonomie. Mais quand elle est demandée au service de Mehmet, dans sa propriété paradisiaque, un trouble apparaît. Son esprit refuse mais son corps se languit déjà de cet homme qu’elle n’aime pas mais auquel elle s’offre avec passion — « elle n’était pas liée à lui à des sentiments ». Ce qui la relie à cet homme, c’est à la fois la peur et le pur plaisir des moments charnels partagés, forts, violents. Mais aussi le dégoût, car c’est un salaud, et elle le sait : elle l’a vu, alors qu’il était procureur, rire de la souffrance de manifestants malmenés et elle s’interroge également sur l’origine de son immense fortune, et de son pouvoir évident. Il est la figure emblématique du Mal.

Elle sait que c’est un salaud, et peut-être un mafieux, et elle sait qu’elle ne l’aime pas. Pour autant, elle est incapable de lui résister, et est même prête à tout quitter pour lui, s’il le lui demandait. C’est un amour fou, proche d’une relation avec un pervers narcissique mis à part le fait qu’il est avec elle toujours courtois, doux, prévenant, et qu’elle lutte plus contre elle-même que contre lui. C’est un amour déraisonnable — « certaines choses dans la vie ne s’expliquent pas » —, et c’est ce qui le rend particulièrement beau.

Triangle amoureux

Cette relation amoureuse ne peut que fasciner, surtout quand intervient un troisième personnage : Romaïssa, l’épouse. Triangle amoureux classique de la comédie de boulevard, mais dans ce Boléro rien n’est léger : ce n’est pas un vaudeville. Mehmet parle-tel de ses nuits avec Asli à Romaïssa ? Est-ce pour cela qu’il l’a fait venir ? Mais surtout, ce qui devient une obsession : pourquoi choisir pour maîtresse une femme qui ressemble tant à la sienne, au point qu’Asli en est troublée et que Romaïssa semble s’en amuser ?

L’épouse va vite devenir la pièce maîtrise d’une danse en trois mouvements. La relation mari-épouse et la relation maîtresse-épouse vont s’entrelacer. Le récit est fait, pour ainsi dire, à l’intérieur de la psychologie d’Asli, dont on lit les mouvements chaotiques, et la Romaïssa va devenir, pour elle, une obsession. Et, dans une certaine mesure, un point d’ancrage à égale mesure que celui que représente Mehmet. Et cette dualité figure une des figures propres au roman : l’écartèlement (moral) du personnage central.

Un roman zweigien

Ce qu’il y a d’admirable dans Boléro, outre le style qui emporte le lecteur, c’est l’étude de la psychologie intérieure d’Alsi, personnage trouble dans sa force même. Toute est vue par le prise de cette femme forte, indépendante, médecin qui voyage seule de part émonde et assume sa sexualité, mais qui ne peut pas résister à cet attirance contre nature. C’est l’étude de ses troubles, de ses élans, de ses renonciations, et des motifs par lesquels ses sentiments mêmes changent, qui en fait un admirable portrait de femme. On y retrouve ce qui passionne encore dans l’intelligence émotionnelle maître autrichien Stefan Zweig à la hauteur duquel Ahmet Altan se hisse, en maître à son tour.

Dans Bolero, Ahmet Altan n’omet pas non plus de dresser le portrait politique d’un pays gangrené par la corruption et la violence contre-démocratique.Ce qui fait le fond de son engagement littéraire et politique, qui lui a valu de connaître la prison, et sans rien renier. Encore une fois, Ahmet Altan réussit un roman complet, d’une qualité littéraire supérieure, et d’une force émotionnelle, d’une densité, d’une vérité humaine rares.

Loïc Di Stefano

Ahmet Altan, Bolero, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes sud, octobre 2025, 221 pages, 22 euros

Laisser un commentaire