La mauvaise habitude- Alana S. Portero
Médiéviste de formation, puis comédienne, dramaturge et poète, Alana S. Portero écrit également dans de nombreuses revues sur le féminisme, l’activisme LGBT et l’expérience des femmes trans. Elle raconte dans son premier roman La Mauvaise habitude une fulgurance extraordinaire : l’histoire d’une petite fille qui est née garçon et qui a passé la moitié de sa vie à faire en sorte de le rester aux yeux du monde. C’est l’histoire d’une souffrance, d’une retenue insupportable, d’un travestissement inversé. La narratrice investit le récit dès le départ, au féminin. Elle n’a jamais été un petit garçon. Elle l’a toujours su. Il ne s’agit pas de son propre déni, mais plutôt celui des autres. Celui qui fait de vous un animal sauvage, un fantôme où un « cadavre » comme elle l’écrit souvent pour désigner son corps pourrissant.
Le mépris des femmes
Elle grandit dans un quartier abandonné de Madrid, rongé par l’héroïne. Dans ce quartier ouvrier des années 90, la vie est brutale. Les hommes mènent la lutte ouvrière. Ils investissent la rue et se battent pour leurs droits, grâce aux femmes qui restent à la maison pour faire le ménage et à manger. Les femmes ne font qu’encadrer la lutte. C’est dans cet univers profondément machiste que grandit la narratrice. Un quartier où la femme n’est que l’ombre de l’homme. Comment une petite fille née garçon pourrait grandir sereinement dans un contexte où la femme n’a pas d’autre fonction que celle de faire des enfants ?
Malgré tout, dans ce monde étriqué et violent, il y a quand même une forme de solidarité. Même si tout le monde fait la sourde oreille quand le voisin tape sur la gueule de sa femme et de ses enfants, on leur apporte à boire quand le bourreau est parti, on donne à manger aux plus démunis, on partage sa soupe, on se réchauffe, on ouvre son foyer pour une vieille femme pauvre et seule.
Les hommes de notre immeuble ne jugeaient pas souhaitable d’intervenir dans le cas du tyran du rez-de-chaussée gauche. Ils se dérobaient en arguant qu’eux non plus n’aimaient pas qu’on fouine chez eux et que les problèmes de couple se règlent entre personnes concernées. Le fait de qualifier de « problème » un abus monstrueux était d’un cynisme absolu, jamais ils n’auraient utilisé un tel vocabulaire pour les conflits au travail. C’était étrange. Tous savaient que c’était un misérable. Ils disaient que c’était un criminel. Il les répugnait mais un piquet de grève inébranlable semblait avoir été dressé autour de chaque homme.
Tout autour de la narratrice l’incite à faire taire ce qu’elle est. Au lieu de se construire, elle se déconstruit. Elle comprend dans son quotidien, dans les réflexions qu’elle entend, sur « les femmes et les pédés », qu’elle n’aura pas la liberté de devenir elle-même.
Ce sont ces conversations, auxquelles je n’étais pas supposée faire attention, qui m’ont convaincue que j’étais un être tordu qui devait se cacher. […] Vous préférez vous prendre une bite dans le cul ou une balle dans la tête ? Tous, sans exception, tous les hommes de ma lignée avaient choisi la balle, en riant, très détendus, entrant dans le jeu d’une blague sans importance. Les femmes n’avaient pas été complices de la plaisanterie ; de temps en temps, on se prenait dans la gueule ce genre de mépris, considéré comme féminin et faible, laissant entendre qu’il était préférable de mourir que de frôler la féminité.
Le mépris et la haine des femmes transgenres
Elle comprend aussi qu’elle n’aura pas cette liberté au travers du regard qu’elle porte sur les femmes comme elle. Dans le quartier, errent quelques femmes transgenres, figures abominables d’une vie d’errance et de rejet. Déesses de la misère, ces personnages hantent le quotidien de la narratrice. Elles la fascinent autant qu’elles la repoussent. Cabossées par la vie qu’elles ont choisie, elles portent sur le visage les cicatrices d’un choix qui ne renvoie qu’à la haine, la solitude et la souffrance. Elles sont, pour la petite fille, le miroir brisé de ce qui l’attend si elle ose se révéler.
De toutes ces femmes, le personnage de Margarita est sans doute le personnage le plus fort. Elle est présente du début à la fin. Il y a une scène bouleversante, où elle accompagne sa mère, morte, sur le brancard et l’un des brancardiers, s’obstine à la mettre encore plus bas que terre en l’appelant « Monsieur ». Alana S. Portero confie volontiers lors d’une rencontre organisée à la Maison de la Poésie qu’il s’agit certainement du personnage le plus important de son histoire, peut-être même, plus important que la narratrice.
Toujours lors de cette rencontre, elle confie encore avoir voulu rendre hommage aux femmes transgenres maltraitées de cette génération, qui sous le régime franquiste, ont été jetées dans des prisons pour hommes. Elles en sortaient avec le sida et ne recevaient aucun soin, aucune aide. Les femmes transgenres qui avaient la chance de dépasser la cinquantaine étaient pour la plupart, abandonnées, laissées à elles-mêmes, en piteux état.
Personne ne peut atteindre la perfection des travesties au visage épuisé. La beauté des femmes qui ont tout sacrifié pour atteindre cette beauté indéchiffrable aux yeux imbéciles.
Il est donc profondément question de solitude dans ce roman, une solitude inévitable, quel que soit le chemin emprunté. Toutes les petites filles trans grandissent seules, dit-elle. Elles se retrouvent parfois dans leur forêt. C’est le terme qu’elle emploie pour parler de cette communauté de femmes, qui ne vivent pas vraiment parmi le commun des mortels, puisqu’on ne veut pas les voir.
J’étais persuadée qu’un vaste placard m’attendait, où toutes mes relations ne me serviraient qu’à consolider mon mensonge, jusqu’à finir toute seule, tourmentée de ne pas être parvenue à devenir celle que je voulais être. Le peu d’histoires que j’avais lues ou vues dont les personnages principaux étaient des femmes telles que moi ne racontaient pas autre chose. Au mieux, elles réservaient une fin comique où la travestie, laide et outrancière, finissait seule malgré toute sa drôlerie.
Alors, la petite fille se déguise en petit garçon. Elle va à tous les matchs de foot, avec son père et son frère. Elle joue à l’homme. Elle profite de ce corps qui change et qu’elle déteste pour appuyer sa voix de mec. C’est avec une grande tendresse qu’elle parle des membres de sa famille, qui, mieux que personne, savent qui elle est, mais ne la comprennent pas. Dans ce grand mensonge, construit sur des années, ils l’aiment et la protègent. C’est peut-être grâce à cet amour, qu’elle réussira un jour à sortir de la forêt…
La Mauvaise habitude c’est donc l’histoire de cette petite fille qui ne s’autorise pas à être qui elle est. Mais, plus largement, c’est aussi l’histoire de tous ceux qui sont condamnés à la solitude parce qu’ils ne sont pas dans la norme.
Au-delà de la puissance du propos, c’est la puissance de l’écriture qui m’a bouleversée. Il y a dans l’écriture d’ Alana S.Portero une fureur poétique qui vous porte de la première à la dernière page à une vitesse extraordinaire. Le rythme du texte est aussi furieux qu’élégant. On mange le texte comme un bonbon au miel. On le recrache seulement pour répéter les mots, les faire résonner encore.
Ce qui est sublime dans ce récit, c’est la force avec laquelle on entend la féminité de la narratrice, qui ne porte pas seulement le drapeau des femmes transgenres, non, elle casse les murs, elle élève la voix au nom de toutes les femmes. Elle est une femme parmi les femmes, c’est une évidence, et c’est très beau.
Alors, chapeau bas, Madame Portero ! C’est l’œuvre d’une immense écrivaine. On ne peut que saluer le travail de traduction de Margot Nguyen Béraud tant le texte est riche de nuances. C’est un vrai travail de dentellière avec une oreille poétique.
Elodie Da Silva
Alana S. Portero, La Mauvaise habitude, traduit de l’Espagnol par Margot Nguyen Béraud, Flammarion, août 2023, 272 pages, 22,50 euros