Une morale est possible d’Albert Camus

Une morale est possible 1948-1953 est le second volume d’une série regroupant articles, interventions, interviews de Camus rassemblés, sauf erreur, par Camus lui-même sous le titre générique Actuelles.

Actuelles ? Cela signifiait sans doute quelque chose au moment de la première publication, il y a trois quarts de siècle, mais l’éditeur aurait pu se fendre aujourd’hui de quelques notes pour préciser au lecteur – y compris au lecteur amateur de Camus – qui était exactement tel ou tel dont le nom apparaît dans ces pages. Car nombre de ces textes sont, sinon des règlements de comptes, du moins des mises au point adressées à des acolytes de Sartre ou de Breton tombés aujourd’hui dans les oubliettes de l’Histoire . On pourra regretter que Camus ait perdu tant de temps à se défendre quand le succès pérenne – comme on dit aujourd’hui – de son œuvre proprement littéraire prouve qu’il n’avait pas besoin de le faire (on nous annonce d’ailleurs pour bientôt une nouvelle adaptation cinématographique de L’Étranger), mais son œuvre littéraire n’est-elle pas aussi dans ces textes polémiques, dans lesquels on appréciera – nonobstant l’obscurité de certaines références – l’humour ? L’humour était d’ailleurs l’aspect de son œuvre dont Camus regrettait qu’il fût le plus sous-estimé.

Sa méthode « socratique » explique sans doute pourquoi il pouvait susciter autant d’hostilité. Loin de contredire le raisonnement de l’adversaire, il le poussait jusqu’au bout pour en révéler l’absurdité. Par exemple, sur le principe de non-intervention en politique extérieure : « Les affaires d’un pays ne regardent que ce pays. Ce principe est inattaquable. Il a des inconvénients sans doute. L’arrivée au pouvoir de Hitler ne concernait que l’Allemagne, et les premiers concentrationnaires, juifs ou communistes, étaient allemands en effet. Mais, huit ans après, Buchenwald, capitale de la douleur, était une ville européenne. Il n’empêche, le principe est le principe, le voisin est maître chez lui. Admettons-le donc et reconnaissons que notre voisin de palier peut parfaitement battre sa femme et faire boire du calvados à ses enfants. »

À propos des marxistes (et l’on pourrait ici citer Merleau-Ponty justifiant dans une aimable page les exactions du stalinisme par le bonheur qu’elles ne manqueraient pas de garantir pour la postérité) :

« Ils refusent l’homme qui est au nom de celui qui sera. Cette prétention est de nature religieuse. Pourquoi serait-elle plus justifiée que celle qui annonce le royaume des cieux à venir ? En réalité, la fin de l’histoire ne peut être que l’objet d’une foi et d’une nouvelle mystification. »

On se souvient de ce passage de L’Étranger où Meursault explique qu’il ne regrette pas de mourir, mais de mourir avec quarante ans d’avance. Camus avait peut-être en tête quelque chose d’analogue : bien sûr, il ne pouvait deviner qu’il mourrait dans un accident automobile, mais certains biographes nous expliquent que sa tuberculose le condamnait de toute façon à mourir prématurément. Et c’est sans doute pourquoi, chez lui, toujours, c’est maintenant que ça se passe. Et c’est ce qui fait que ces Actuelles demeurent finalement très actuelles et résonnent toujours avec une force étonnante en cet an de grâce 2025 : « Je suis né dans une famille, la gauche, où je mourrai, mais dont il m’est difficile de ne pas voir la déchéance. » Députés de l’Assemblée nationale, commentez et discutez. Vous avez quatre heures.

FAL

Albert Camus, Une morale est possible 1948-1953, Actuelles II. Folio Essais, n° 690, Janvier 2025, 7,60 euros.

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