Amélie Nothomb, Hygiène de l’écrivain
Avec son ami belge Michel Robert, l’écrivain aux grands chapeaux et aux tirages impressionnants Amélie Nothomb discute, rit, converse, comme des enfants à la récréation, dans un livre curieusement titré La Bouche des carpes, paru en août dernier aux éditions de l’Archipel.
Amélie Nothomb n’a jamais été vraiment ma tasse de thé. Ça tombe bien à deux égards. D’abord, parce qu’elle déclare à Michel Robert : « On peut ne pas aimer mes livres et bien s’entendre avec moi. » Ce qui veut dire qu’on aura peut-être l’occasion de se croiser un jour à Saint-Germain-des-Près et de partager deux ou trois fous rires. Mais aussi, parce que l’écriture, pour Amélie, c’est comme la prière du matin, et que celle-ci débute par « un thé horriblement fort » !
Elle écrit 4 à 5 heures par jour, (« 3,7 manuscrits par an ») et nul événement ne pourrait lui ôter ce plaisir, puis, vers 10 heures se rend chez son éditeur répondre en moyenne à 4 lettres sur 7 reçues par jour (« environ mille six cents lettres par an »). Pourquoi ? D’abord, parce qu’Amélie est un « bourreau de travail », mais aussi par « gentillesse » et par « sollicitude », bien qu’il faille se méfier, car, « le comportement de certains de (ses) correspondants est parfois très étrange. » Bah oui ! On imagine bien…
L’œuvre d’Amélie Nothomb me semble directement inspirée de l’esprit belge ; de cette tendance à ne jamais se prendre au sérieux ; à rechercher par-dessus tout un angle de vue différent et original pour tout, sans jamais négliger l’éclectisme non plus, ce qui ressemble bien à une bruxelloise, toujours l’esprit à contre-courant. Car, bien sûr, Amélie est belge, elle nous vient tout droit de Bruxelles, ne l’oublions jamais, sans quoi on ne comprendrait rien à ses livres ; elle descend également d’une famille très importante en Belgique, et je sais que tout le monde s’en fiche en France, mais ça donne le ton ; Amélie Nothomb c’est un peu notre Jean d’Ormesson à nous. On comprend alors mieux qu’Amélie ne recherche jamais à impressionner personne ; qu’elle vous reçoive une coupe de champagne à la main ; et, que, contrairement à ce qui fut écrit ailleurs, elle ne surjoue pas le rôle de pythonisse excentrique, mais qu’elle est bel et bien « excentrique », comme peuvent l’être beaucoup de Bruxellois.
Et ces entretiens le montrent bien. Ils se sont tenus dans un salon, ou au café, dans la rue sous la pluie, et, rassurons-nous, Amélie ne s’y prend jamais au sérieux, rejette même l’esprit de sérieux, le ton de l’écrivain arrivé au plus haut de son succès ; on y parle très longuement de presque rien sur presque tout. Ces entretiens s’étalent de 1995 à 2001, ce qui se rapporte aux débuts d’Amélie, et ses premiers succès, jusqu’à la consécration en 1999 avec son Stupeur et tremblement qui fit trembler les chiffres de ventes, et, l’installèrent définitivement dans le numéro 1 des classements à chaque nouveau roman, nous conduisant, tous, la veille des rentrées de vacances, à se demander quel titre avait choisi Amélie pour son nouveau livre, et s’il serait aussi bon que le précédent, ou aussi mauvais. Car, Amélie, c’est un peu comme une amie, qui nous raconte un peu toujours la même chose, mais que l’on apprécie de voir régulièrement, car, elle demeure, malgré les années, et les variations sur le même thème, un beau rafraîchissement.
On y parle de tout dans ces entretiens. Par exemple des écrivains comme Jean-François Revel, qu’elle porte en grand respect ; Marguerite Duras, qui possède incontestablement un style sans qu’Amélie ne soit touchée par ce dernier ; Simon Leys qui est « le seul (qu’elle) admire vraiment » ; Philippe Sollers, ce romancier « illisible » ; BHL « ce cheval de cirque » ; Marguerite Yourcenar à laquelle on veut la comparer car, « il y a des gens comme ça qui s’imaginent qu’il suffit d’être du sexe féminin, belge, écrivain et issu d’un « bon » milieu pour se ressembler » ; Simenon, l’écrivain aux « livres éternels » ; Jean-Edern Hallier « le genre de type qui vous téléphone à 7 heures du matin pour vous raconter n’importe quoi » ; ou encore Charles-Ferdinand Nothomb, ce grand-oncle « qui n’aime pas (ses) bouquins ». Lorsqu’on écoute Amélie, on comprend qu’elle ne pourrait pas réagir autrement, car, Amélie prend presque tout à la dérision.
— Votre titre universitaire est “agrégée en philologie romane”… — C’est exact. Ce titre n’a pas la même signification en Belgique et en France. Je m’amuse souvent, d’ailleurs, quand j’explique la réelle teneur de cette formation. Mon interlocuteur, s’il est français, a toujours l’impression qu’il a affaire à une espèce de normalienne, quelque chose comme cela. C’est très drôle ! »
Tout lui paraît drôle, est matière à sourire ou même à rire, rendant ainsi les choses, parfois les plus lourdes, à juste titre dérisoires. Un peu comme ses romans. Il faut les prendre à la dérision, laisser à la porte l’esprit de sérieux, et, comprendre qu’ils recherchent à creuser le dérisoire de la vie. Car, avec Amélie, tout est dérisoire. Ou, presque tout…
Amélie est évidemment très jalousée dans son milieu. Elle est désormais un des rares écrivains francophones qui vit encore de sa plume. Et Dieu sait qu’il n’en reste plus beaucoup… Mais elle n’estime pas sa position enviable. Là encore, on imagine bien… « […] dites-vous bien que les désagréments existent et sont importants. Je suis haïe par un nombre considérable de gens. Pour supporter d’être haïe, il faut une solidité que je n’ai pas, ou pas encore… » Écrire, c’est une « récréation » pour elle ; et elle est la première étonnée à être payée, et si cher, pour faire ça ! Nous aussi ! Comment peut-on encore payer quelqu’un à écrire et s’amuser à écrire, alors que la société française aujourd’hui ne donne plus grand-chose à des gens qui travaillent dans des métiers laborieux et nuisibles à leur santé ! Ça c’est le mystère Amélie !
Pourtant, Amélie n’a jamais pris la grosse tête ! Amélie par exemple, ne se prend pas pour une intellectuelle ; elle pense « énormément » à la mort ; elle hait le chiffre 2 car il induit un « dualisme » et elle salut le chiffre 4, parce que c’est une « parodie, la moquerie du 2 […] (et qu’il) démolit le dualisme ». De l’avenir, elle ne sait rien : « L’avenir est une dimension qui manque totalement dans mon esprit » ; pour Amélie « L’Europe est un désastre » (un courage de dire tout haut une évidence qui peut conduire en prison aujourd’hui, et nul ne saura lui dénier cet immense courage !) ; et si elle n’a pas vécu dans tous les pays du monde, elle a vécu dans au moins tous les pays d’Asie. Et puis, Amélie le reconnait, elle est également un « être pervers » : Amélie a « profondément » en elle le « culte de la beauté » :
Croyez-le, j’aime la beauté plus que tout. Mais ma version de ce culte transite par une certaine obsession pour le répugnant. Je suis arrivée à la conclusion que le beau a une propriété qui ne s’exprime jamais autant que par son contraire. »
Amélie entretien également avec ses parents des relations « excellentes », avec toute sa famille, même si, « la famille Nothomb n’aime pas (ses) livres » ; avec sa grande sœur, et son grand frère, bien qu’il lui reproche de l’avoir calomnié :
— C’est également dans Métaphysique des tubes que vous faites découvrir à vos lecteurs la personnalité de votre frère. — Oui, le pauvre ! À la lecture de ce livre, il m’a dit que, mis à part quelques calomnies sur son compte, c’était un bon bouquin ! Mais je suis là pour vous certifier qu’il ne s’agissait pas de calomnies. Cela dit, il n’y a rien de très extraordinaire, finalement, à ce que, la plupart du temps, les grands frères aient pour mission d’emmerder les petites sœurs ! C’est comme ça. »
L’immense popularité d’Amélie Nothomb, qui étonne et indigne encore, ne trouvera pas dans ces entretiens de réponse à ce mystère demeurant entier ; pourquoi Amélie fonctionne toujours aussi bien en librairie, alors même que ses livres sont de plus en plus courts et de plus en plus vides, nul ne saura percer le mystère dans ces propos qui appartiennent à l’art de la conversation ; la vie est un puzzle, et il n’est pas exagéré de dire qu’Amélie aime brouiller les cartes : « J’ai été profondément alcoolique de l’âge de trois ans à quinze ans ! » (l’âge où elle a appris à apprécier le champagne).
Probablement qu’Amélie a recherché à bousculer les règles classiques du roman, qu’elle a inventé un ton, et un style d’écrivain, une sorte de vamp dont les « légèretés au quotidien » lui donnent des airs de grâce ; probablement parce qu’il coexiste dans la même personne quelque chose de lumineux et quelque chose de glauque (« Dans le deuxième accident, une femme de l’autre voiture a été décapitée. Je suis restée longtemps auprès du cadavre en attendant que les secours arrivent, au bord de l’autoroute »), il y a quelque chose d’anachronique aussi chez Amélie (« Je n’ai pas d’ordinateur, je vis avec quelqu’un qui possède un lecteur vidéo et d’autres objets... ») ; il y a quelque chose d’inconditionnellement léger chez Amélie, et dans son œuvre, comme pour ses chapeaux, qu’elle porte, parce qu’elle « trouve cela beau ».
La vie d’Amélie, comme ses romans, est une forme achevée de légèreté assumée, fine et pétillante comme quelques bulles de champagne… Car, oui, en effet, il y a sûrement de cela dans ces entretiens, des fulgurances nothombiennes qui apparaissent, fleurissent comme la rose fleurit sans pourquoi. Et probablement que ce sont tous ces mystères non résolus, ces non-pourquoi, ces non-sens qui font sens… parce que chercher le sens en toute chose est le comble même du non-sens. Chose qu’Amélie a compris fort jeune…
Marc Alpozzo
Amélie Nothomb, La Bouche des carpes, entretiens avec Michel Robert, Archipel, août 2018, 16 euros