Les croisades vues par les Arabes d’Amin Maalouf, le point de vue de l’Orient

Arrivant à Paris depuis son Liban natal en 1976, Amin Maalouf est frappé de constater que tout événement est perçu et commenté selon un point de vue totalement différent de celui qu’il a connu dans son pays natal. Né dans une famille maronite, il se sentait chrétien dans le monde arabe, le voilà devenu arabe en Occident. Désireux de mettre en relation ces deux visions du monde qui sont siennes toutes les deux, il écrit Les Croisades vues par les Arabes. C’est son premier livre, publié en 1983 par Jean-Claude Lattès, et aujourd’hui réédité chez J’ai lu. Sept siècles après ces événements, des Orientaux désignent encore les Occidentaux sous le qualificatif de croisés, il arrive à nos politiciens de parler encore de croisade, et la guerre continue au Moyen-Orient… 

Quand l’histoire bégaie

On a dit de l’histoire qu’elle bégaie, ce livre en serait-il une illustration ? Sept siècles après les croisades, l’Occident occupait le Moyen-Orient : la Grande Bretagne gérait l’Égypte la Palestine et l’Irak, la France le Liban, la guerre européenne de 1914-18 démembra l’empire ottoman, et en 1948 des juifs occidentaux créent Israël. Aujourd’hui comme il y a sept siècles, on se dispute la ville sainte de Jérusalem, et les pays du Moyen-Orient sont trop divisés pour imposer leur volonté. 

C’est ce qui se passa de 1096 à 1291. Le monde arabe est alors la civilisation la plus avancée, bien plus que l’occidentale, mais elle commence à décliner. Au Moyen-Orient, les détenteurs du pouvoir ne sont plus arabes.  Le grand Nourredin était turc, Saladin était kurde, bien que tous deux arabisés. Lorsque meurt un chef d’État, ses fils, frères et autres cousins s’assassinent mutuellement pour occuper sa place, les troubles durent entre deux et cinq ans avant une nouvelle stabilisation qui durera le temps d’un règne. Face aux invasions, sultans et califes ont beaucoup de mal à s’allier, il arrive souvent qu’un calife se rallie aux Franj (ainsi appellent-ils les Occidentaux, où les Français sont les plus nombreux) pour combattre un frère ennemi.

Pour les peuples du Prophète, durant cette période, les ennemis sont les « Franj », mais aussi les « Raum » de l’empire byzantin (confondus avec les romains) et, à la fin du XIIIe siècle, les Mongols. Ils ont donc fort à faire !

La reconquête

Il leur fallut deux siècles pour bouter les croisés hors de leurs terres. En 1259 Qoutouz devient sultan d’Égypte lors d’un coup d’état. C’est un mamelouk, il est un de ces esclaves affranchis qui formèrent la garde prétorienne de divers souverains musulmans, ils sont d’origine turque, circassienne, géorgienne et parfois slave. Bien avant les États-Unis, où un descendant d’esclave devint président, l’ascension sociale était possible en ces pays… Le 8 septembre 1260 Qoutouz libère Damas qui avait été conquis par le petit-fils de Gengis Khan. Baibars l’assassine le 23 octobre 1260 et devient sultan à la place du sultan. Il était né esclave en 1223, en Syrie. Il reconquiert la Palestine. En 1270, il attend l’arrivée de Louis IX, roi de France et de son armée. Heureusement (malheureusement selon les points de vue…) Saint-Louis meurt en Tunisie : Dieu n’était pas avec lui ! Lorsque Baibars meurt empoisonné en 1277, comme le veut la tradition politique, les Franj n’occupent plus qu’un chapelet de cités côtières. Qalaoun, le nouveau sultan, envahit Tripoli et, selon une coutume partagée par les Occidentaux, met à mort tous ses habitants – sauvegardant néanmoins femmes et enfants qui faisaient partie du butin. En 1291, Khalil, son successeur, reconquiert Antioche : il n’y aura plus de Franj en Palestine.

J’ai synthétisé cette séquence digne d’un blockbuster hollywoodien afin de donner au lecteur un échantillon de ce que l’on pourrait qualifier de roman d’aventure truffé de suspenses et de coups de théâtre.  

Tout au long des croisades, les musulmans se sont refusés de s’ouvrir aux idées de l’Occident, alors que de nombreux Franj installés au Moyen-Orient du XIIe au XIIIe apprirent l’arabe. Selon Amin Maalouf, c’est par les livres arabes qu’ils acquirent l’héritage de la civilisation grecque oubliée en Occident, que la médecine, l’astronomie, l’architecture, la chimie, la géographie se développèrent en Europe. En témoignent notamment les mots zénith, nadir, azimut, algèbre, algorithme, chiffre… S’il y eut une conquête, ce fut celle-là !  

Un « Arabe » sous la coupole…

En 1993 Amin Maalouf obtint le prix Goncourt avec son roman Le Rocher de Tanios. En 2019, il publie chez Grasset un essai intitulé Le naufrage des civilisations : « Nous marchons comme des somnambules vers un affrontement planétaire », voilà sa crainte. On peut être fier de la République : le 28 septembre 2023, cet immigré a été élu secrétaire perpétuel de l’Académie française.

Mathias Lair

Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, J’ai Lu, novembre 2023, 448 pages, 9 euros

Laisser un commentaire