Anatomie d’une chute, autopsie d’un couple

Sandra, romancière allemande à succès s’est retirée à la montagne avec Samuel, son époux français et leur fils, Daniel, malvoyant. Un beau jour, Daniel retrouve son père gisant au pied de la maison. Une enquête s’ouvre et Sandra est suspectée de meurtre. Lors de son procès, la vie de son couple est disséquée sur la place publique.

Tout cinéphile discernera derrière le titre de la dernière Palme d’Or cannoise, Anatomie d’une chute de Justine Triet, la filiation presque naturelle et revendiquée avec le chef-d’œuvre d’Otto Preminger, Autopsie d’un meurtre. Et il se souviendra, à cette occasion, de la relation particulière qu’entretient le septième art avec le tribunal : l’attente insoutenable de la sentence, la véhémence d’une accusation et la plaidoirie de la défense donnent souvent lieu à des moments d’une rare intensité ainsi qu’à quelques numéros de haut vol de la part des interprètes. Les exemples emblématiques ne manquent pas : M le maudit de Fritz Lang, Le procès de Jeanne d’Arc de Robert Bresson, L’étrange incident de William Wellman ou plus proche de nous Philadelphia de Jonathan Demme.

On retiendra que ces différents longs-métrages ont utilisé des procès, le plus souvent iniques, pour proposer une réflexion sociétale de fond, lancer une alerte sibylline sur les structures mêmes des institutions, balayer les a priori populaires et toute velléité de verdict à l’emporte-pièce, fondé sur les seuls préjugés d’une foule en colère ou en proie à de vieux démons. Ainsi, la résistance des justes chez Wellman ou Lang, la résilience de James Stewart chez Preminger ou la défense acharnée de Denzel Washington chez Jonathan Demme sont autant d’éléments qui ont fait entrer les films ou les scènes de prétoire dans la légende.

Et la production française, elle aussi, n’hésite pas à se frotter toujours à l’exercice, avec le récent Saint-Omer, Une intime conviction en 2017, Le procès Goldman à venir et donc Anatomie d’une chute, qui ne repose pas en revanche sur une histoire vraie, au contraire des travaux de Cédric Khan, d’Antoine Raimbault et d’Alice Diop. Ce point n’handicape pas par contre, l’entreprise de Justine Triet, puisque monter une affaire fictive lui accorde une certaine marge de manœuvre et une liberté de ton, notamment dans son étude de caractères, un art dans lequel elle excelle.

Mais qui a peur de Sandra Hüller ?

Il faut en effet reconnaître que la réalisatrice a prouvé par le passé son habileté à diriger va et acteurs, valorisant leur prestation, à commencer par Virginie Efira dans Sybil et Victoria. Ici, elle démontre une fois encore tout son savoir-faire en retirant le meilleur de Sandra Hüller, du jeune Milo Machado Graner, de Swann Arlaud ou bien d’Antoine Reinartz en procureur retors. Chacun et chacune délivrent une partition de haut vol que ce soit durant les échanges à couteaux tirés lors du procès ou bien dans ceux plus intimes d’un quotidien marqué par la tragédie.

Et afin de renforcer leurs brillants numéros, Justine Triet filme au plus près des corps, gros plans insistants sur les visages à l’appui, une technique qui rappelle celle employée par Steven Soderbergh dans Sexe, mensonges, et vidéo ou dans Erin Brockovich, seule contre tous. Cette méthode assez risquée fonctionne très bien ici et capte l’attention, y compris lors du grand déballage des torts et de la mise à nu des relations conjugales.

Car il n’y a pas que la question de la culpabilité de Sandra dans la mort de Samuel qui intéresse Justine Triet. Ce qui lui importe tout autant voire plus, c’est de décortiquer leur vie de couple, les problèmes de domination, de responsabilité et de pouvoir qui en découlent, suite à l’accident qui a handicapé Daniel. Or, si l’objectif de la cinéaste intrigue à raison, il ne bénéficie pas toujours de moyens subtils pour l’accomplir. L’enregistrement de la dispute entre Sandra et Samuel, diffusé pendant l’audience, illustre plus qu’il ne souligne la démonstration de Justine Triet même si les reproches relatés, fort crédibles, permettent d’éclaircir le portrait de la veuve soupçonnée et comment la réalisatrice veut l’utiliser.

Accablée par son époux, Sandra symbolise non seulement la femme indépendante contemporaine affranchie des conventions, mais aussi celle critiquée avec férocité pour un comportement, une réussite et des lacunes qui sont l’apanage des hommes dans l’inconscient collectif. Justine Triet dresse un constat terrible : Sandra aurait-elle été incriminée si elle appartenait au genre masculin ? Pas sûr, selon l’autrice, bien que si l’on s’attarde un tant soit peu sur la nature même de l’investigation, la logique judiciaire l’emporte.

Justice aveugle et bénéfice du doute

De fait, dans son combat, Justine Triet oublie quelque peu certaines vertus et finesses du film criminel et de prétoire. Fort heureusement, pour compenser les failles de son dispositif, elle peut compter sur le personnage de Daniel, écrit à la perfection et campé admirablement par Milo Machado Garner. L’adolescent malvoyant témoin capital malgré lui de l’affaire, doit s’efforcer, tout comme les jurés, de faire fi de ses croyances et autres idées reçues (l’image de la famille) pour rapporter ce qu’il a entendu. Et si Daniel incarne de manière un peu maladroite le concept de la justice aveugle, il endosse en revanche avec plus de conviction, le rôle d’épicentre de ce drame.

Source malgré lui du malheur des siens (son accident est à l’origine du délitement progressif du couple), il est aussi celui qui peut ramener l’équilibre car seul à détenir la vérité. D’ailleurs enjeu prépondérant des longs-métrages de procès, cette dernière est hélas ici très mal mise en avant, la faute à un artifice pataud, introduit dès les premières minutes, lors d’un entretien entre Sandra et une doctorante en littérature.

Justine Triet inocule l’ambiguïté concernant la culpabilité de Sandra dans l’esprit du public en se référant à la profession de la protagoniste et en expliquant frontalement qu’un écrivain mélange toujours le réel et la fiction. Par conséquent, elle insinue que Sandra aurait puisé dans son imagination et dans son roman le plan nécessaire au meurtre de son époux (à l’instar de Catherine Trammel dans Basic Instinct). Cette démarche, loin d’être dépourvue d’intérêt, mais adoptée avec la subtilité d’un bulldozer ne convainc pas, pire elle irrite tant elle est répétée à outrance sans nuance (le recours au pléonasme nuit à l’élégance).

Une maladresse en entraînant une autre, la cinéaste oublie ainsi toute notion de droit fondamental au cours d’une conversation entre Daniel et Marge, censée veiller sur lui. Le dialogue ubuesque omet un principe juridique essentiel, celui du doute raisonnable, qui innocente la plupart du temps un accusé, lorsque les preuves ne sont pas assez tangibles. Certes ce ressort scénaristique peut s’avérer éculé cependant il ajoute une touche d’authenticité, inexistante dans la conclusion d’Anatomie d’une chute.

Voilà pourquoi le film ne se hisse pas à la hauteur de son modèle. L’œuvre bicéphale de Justine Triet souffre de sa dichotomie thématique et se perd en chemins détournés. Elle ne parvient jamais à fusionner l’aspect prétoire, le tableau familial et le pamphlet féministe avec grâce. Cependant, le long-métrage se pose tout de même comme le meilleur de sa filmographie, même s’il manque de maturité. Un coup de maître non transformé, mais assurément une tentative osée.

François Verstraete

Film français de Justine Triet avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner. Durée 2h30. Sortie le 23 août 2023

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