Le corps de l’artiste, l’empreinte oubliée de la vie dans l’art
Approcher le mystère de la création ?
Une question récurrente en matière de création littéraire est celle des liens entre la vie et l’œuvre de l’écrivain. Avec Le corps de l’artiste , l’empreinte oubliée de la vie dans l’art, l’historien de l’art allemand Andreas Beyer s’inscrit dans cette problématique, appliquée à l’art pictural et plastique.
En effet le corps et la main du créateur sont particulièrement sollicités quand on manie le pinceau ou le burin, même si pour nombre d’écrivains l’écriture est également un exercice qui engage le corps.
Un (trop) vaste sujet ?
De prime abord, on peut penser que le sujet est vaste et même incommensurable ; Andreas Beyer a conscience d’entrer en terrain presque inconnu qui viserait à une phénoménologie de l’artiste dans son rapport au corps quand il crée : « explorer méthodiquement le rapport que l’art entretient avec le monde, l’imbrication foncière du moi physique et du moi artistique, de la création et de la réalité ».
Voyons ce livre plutôt comme un geste, un essai au sens originel du genre : le livre se divise en une série de courtes études, sortes de propositions qui explorent des aspects de la question : « L’homme et le style », « L’esprit et la main », « Victuailles », « Art culinaire », « Suicide » etc., avec un passage obligé par « La force de la mélancolie ». D’ailleurs l’auteur compare lui-même le journal du peintre Pontormo aux Essais de Montaigne.
Pour s’essayer donc à la question et mesurer son ambition, l’historien travaille sur une période et des artistes qu’il connaît ; sur un genre qui émerge avec Albrecht Dürer, l’autoportrait.
Vers une phénoménologie du rapport au corps dans la création
En effet plusieurs chapitres proposent des analyses intéressantes des rapports entre certaines peintures ou dessins et le tempérament ou la vie d’Albrecht Dürer, que les écrits et la correspondance éclairent. Ainsi ces dessins d’oreillers interprétés comme des métonymies de la tête corporelle de l’artiste et de son imaginaire.
Le boire et le manger, comme pourvoyeurs de vitalité et récompenses, occupaient une place primordiale pour nombre des artistes des XVIe et XVIIe , à commencer par Pontormo. Plus généralement, le rapport des artistes aux besoins du corps dit la lutte élémentaire qui se joue dans l’acte de création , un corps à corps avec la matière et avec soi-même.
Le cas d’Albrecht Dürer, figure centrale du livre, est paradigmatique en ce qu’il tenait à affirmer sa personnalité, tel un dandy, non seulement à travers son œuvre plastique, mais aussi par les soins du corps, de la coiffure ou le choix des vêtements, comme ces chaussures dites « à museau de vache » qu’il prisait.
Il ressort de cette abondante archive que Dürer vivait dans une constante préoccupation de soi et que son existence était façonnée par la conviction qu’avait l’artiste de ne faire qu’un avec son œuvre.
On assiste ainsi à l’émergence d’une conception moderne de la création artistique comme revendication d’une originalité stylistique qui va souvent avec celle d’une personnalité.
Ce sont, en germes, toutes sortes de configurations qui s’esquissent dans les rapports entre l’artiste , le corps et son œuvre, et des comparaisons à certaines œuvres plus récentes sont bienvenues comme à ce tableau « Une paire de chaussures » de Van Gogh .
Et l’imaginaire du corps féminin ?
On pourra s’étonner de l’absence presque totale dans cette étude, de la sexualité et des femmes artistes. L’auteur justifie ce dernier manque par son champ d’étude et le fait que la seule artiste femme vraiment connue au XVIe , Sofonisba Anguissola, ne figure pas dans les récits de vie de Vasari et qu’elle n’a pas laissé de témoignage .
Une perspective nouvelle s’ouvre en effet aux chercheurs et chercheuses : pensons à Artemisa Gentesleschi au XVIIe et à des artistes presque contemporaines comme Paula Modersohn-Becker née en 1876 ou Gabriele Münter un an plus tard. L’étude d’œuvres de femmes permettrait d’explorer l’imaginaire spécifique au corps féminin quand on sait l’importance chez les artistes de la métaphore, non plus de la digestion mais de l’engendrement.
Le Corps de l’artiste, L’empreinte oubliée de la vie dans l’art n’avait pas l’ambition de faire le tour de la question, mission d’ailleurs impossible, mais il ouvre à des champs de recherche pour l’avenir. Il est aussi révélateur de ce qui préoccupe le regardeur contemporain : les rapports entre l’œuvre et la vie d’un homme, entre le matériel et le spirituel, entre le personnel et l’universel. Il s’agit en définitive d’approcher de l’ éternelle question du mystère de la création artistique…
Florence Ouvrard
Andreas Beyer, Le Corps de l’artiste, L’empreinte oubliée de la vie dans l’art, traduit de l’allemand par Jean Torrent, Actes sud, octobre 2024, 304 pages, 32 euros