Léo Castelli et les siens, de l’Europe à l’Amérique
Nommée conseillère culturelle à l’ambassade de France à New York en 1989, Annie Cohen-Solal est chaleureusement accueillie par le grand charmeur Léo Castelli, alors au faîte de sa gloire. Suite à cette rencontre, elle va se consacrer à l’histoire sociale de l’art, en publiant notamment un ouvrage sur la vie de Rothko. Dix ans après la mort de Léo Castelli, Annie Cohen-Solal publie en 2009 ce livre aujourd’hui réédité en poche.
Léo Castelli, l’européen, fut l’un des fondateurs de la peinture états-unienne contemporaine. Deux dates illustrent son action : en 1950 Alfred Barr, l’américain, et le premier directeur du MoMa, ne collectionnait que les œuvres européennes, la peinture états-unienne était méprisée par les américains eux-mêmes. En 1964, Robert Rauschenberg, qui fut lancé par Leo Castelli, remporte le lion d’or à la Biennale de Venise. On peut voir dans cette victoire américaine un des effets secondaires de la défaite de la France en1939 face aux nazis : Paris l’européenne n’est plus la capitale des arts, elle est supplantée par New York l’américaine, grâce à un européen, Castelli soi-même…
Les tribulations d’un juif sous le fascisme
Il faut dire que l’Europe l’avait maltraité. Léo Krausz naît en 1907 à Trieste, ville de l’empire austro-hongrois. La ville devenue italienne, son père obtiendra le droit de masquer son nom par trop juif derrière celui de son épouse, née Castelli. Sous Mussolini, rejeté de la banque de Trieste qu’il dirigeait, Ernesto Krausz s’installe à Bucarest. Comme juif, il sera bientôt privé de tout emploi, sa famille sera en partie décimée par les nazis. C’est à Bucarest que son fils Léo a connu une première jeunesse, dans cette ville où fleurit le dadaïsme. Il y épouse en 1933 une femme au-dessus de son rang social, Ileana Schapira. Devant la menace antisémite qui grandit, son père, Mihai Schapira, richissime, place une partie de ses biens aux États-Unis et envoie le couple à Paris. Léo Castelli y ouvre en 1939 la galerie Drouin, grâce à l’aide financière de son beau-père : sa fille Ileana partagera toute sa vie avec son mari une passion pour les arts. Il y accueille les surréalistes… et les nazis envahissent la France. Né en Autriche-Hongrie, Léo Castelli était devenu italien, il avait émigré en Roumanie, puis en France, il part s’installer aux États-Unis… Après la guerre, c’est sous l’uniforme du vainqueur américain qu’il retournera à Bucarest, retrouvant ceux de sa famille qui ont survécu…
Mihai Schapira mérite bien cette appellation de père : il se comporte en chef de tribu protégeant les siens envers et contre tout. Il entretiendra Léo Castelli jusqu’à sa cinquantième année, ce qui permettra à celui-ci de vivre une vie de dilettante mondain. Pourtant, très vite, le couple d’Ileana et Léo battit de l’aile, peut-être parce que Léo collectionna les femmes autant que les tableaux ? Le couple continua à vivre côte à côte jusqu’à ce que Ileana divorce, il avait cinquante ans… L’un et l’autre se remarièrent, mais leur passion commune pour les arts continua à les réunir, durant toute leur vie.
Livré à lui-même, Léo se résolut à gagner sa vie avec la seule chose qu’il savait faire, selon lui : il devint galeriste en 1957 sur Lexington Avenue… dans un appartement de son ex-beau-père.
« Un tourbillon innovateur perpétuel »
Ce collectionneur avait acquis une belle connaissance des arts, il disposait d’un réseau mondain. Son premier « coup » consista à introduire aux États-Unis un artiste européen en mal de reconnaissance : Kandinsky. Mais très vite il partit à la recherche des artistes américains, passant sa vie à découvrir et imposer des peintres natifs de ce continent. Le plus grand de ses plaisirs fut « d’inventer » Jasper Johns, Robert Rauschenberg, Roy Lichtenstein, Christo, Edward Higgins, et tant d’autres… Après les expressionnistes abstraits, il s’intéressa au Pop Art, à l’Art minimal, à l’Art conceptuel… Le collectionneur Bil Ehrlich a dit de lui : « il était à leurs côtés et les soutenait, non seulement financièrement, mais aussi spirituellement et émotionnellement, il a été le roc qui leur permis de devenir les héros qu’ils sont aujourd’hui ».
Bob Monk, directeur de la Gagosian gallery, décrivant une certaine barbarie, dit de Castelli : « Lorsqu’un homme citait un poète ou regardait un tableau, il était considéré comme un homme efféminé, une mauviette. Mais Léo a démontré à des hommes d’affaires de premier plan que l’on pouvait être un homme tout en aimant l’art et la culture » … Malheureusement, Léo n’a pas eu l’occasion de rencontrer Donald Trump ! Ainsi, comme l’écrit Annie Cohen-Solal, Castelli a transformé « le statut symbolique de l’art dans la société américaine ». Si l’on voulait être inconvenant (mais anti-trumpiste !), pourrait-on dire qu’il a contribué à la civiliser ?
Mathias Lair
Annie Cohen-Solal, Leo Castelli et les siens, Gallimard Folio Histoire, septembre 2024, 704 pages, 14,30 euros