Qui vive d’Annie Le Brun, envers et contre tout !
En 1991, le centre Pompidou avait consacré une exposition en hommage à André Breton (1896-1966). À cette époque, Annie Le Brun publia un état des lieux du surréalisme titré : Qui vive. En septembre 1924, pour le centenaire du surréalisme, le centre Pompidou ouvrira une grande exposition que notre auteur qualifie d’Olympiade. En ce joli mois de mai, Annie Le Brun publie à nouveau son Qui vive, toujours aussi actuel, augmenté de quelques textes.
Une vitrification esthétique
L’auteur commence par rappeler la phrase de Cravan : « Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes » (1912). Selon Annie Le Brun, on assiste à une vitrification esthétique du surréalisme. Dans sa définition du surréalisme, Breton précise bien que l’expression de sa pensée doit se faire « en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». Le fait de rabattre les manifestations du surréalisme dans la société du spectacle artistique est une manière de le faire taire (merci Debord !). Voilà qui illustre, pour Annie Le Brun, une des grandes manœuvres en cours : attribuer aux manifestations humaines une dimension artistique, et mercantile. Puisque l’art aujourd’hui comme ses dérivés, sont orchestrés par la phynance dans un jeu d’équivalence généralisée où tout se vaut, comme rien. Le père Ubu l’avait bien dit !
Dans le monde actuel le surréalisme est devenu inactuel, il est acculé à une position d’insoumission. Ce qui n’est en rien une raison de céder : il en va de l’existence du sujet singulier, par qui tout arrive.
On ne comprend pas le surréalisme quand on oublie son origine, telle que la rappelle encore André Breton plus de quarante ans après, en 1962 :
« Ce carnage injustifiable, cette duperie monstrueuse, c’est à partir d’eux que je me suis persuadé que la parole écrite ne devait pas être seulement instrument de charme mais encore qu’elle devait avoir une prise sur la vie ».
Mobilisé en février 1915, il a connu la guerre de près. C’est dire que le surréalisme est politique en son fondement. Quand Breton déclare qu’il cherche « l’or du temps », il ne fait pas dans la poésie de charme, c’est bien pour sortir du temps de la destruction. Annie Le Brun a le sentiment que la poésie actuelle serait plutôt en recherche de nouvelles figures d’éternité, comme autant de vieilles lunes.
La maison est en feu
On ne mesure pas aujourd’hui l’ampleur du cataclysme de la guerre de 1914/18 : il a signé la fin d’une civilisation que les exterminations de la guerre de 1939-45 n’ont fait que conforter, ensuite assurée par le fait que l’humanité s’est dotée d’une arme nucléaire d’autodestruction massive, et qu’elle s’acharne à détruire la terre qui la fait vivre… comme si elle voulait en finir avec elle-même…
Pour Annie Le Brun, la modernité théorique, le structuralisme notamment, aurait « précisément pour effet de suspendre toute tentative de penser cette désintégration des êtres et des choses à la fois réelle et symbolique ». Exemple : poser, avec Lacan ou Lévi-Strauss, que je suis pensé plutôt que je ne pense conduit à barrer toute insurrection d’un sujet singulier, par qui toute révolution survient. « Faute de pouvoir penser la totalité, nous voilà réduits à la plus indifférente irresponsabilité ».
Annie Le Brun insiste sur le fait que toute vie vient d’un surgissement, par définition imprévu, nouveau, créateur, singulier. C’est ce que vise l’écriture automatique, telle que définie dans le premier manifeste du surréalisme : « Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée ». Le réel, ici, impliquant l’oubli de toute convention esthétique et morale. Il s’agit pour André Breton de « se reporter d’un bond à la naissance du signifiant » – faisant fi de tout ordre du langage, du bon sens et de la raison d’être invoqués par exemple par un Yves Bonnefoy. Puisqu’il est urgent de faire table rase…
Une poésie dans le temps
Dans cette perspective, qu’est-ce que la poésie ? Elle consisterait à « substituer à tout ce qui fait écran – à commencer par l’apparence – une perspective à perte de vue. Mais une perspective unique ne surgissant qu’à faire apparaitre la singularité des êtres et des choses ». Elle serait pour André Breton « le plus haut degré de conscience » : elle opposerait aux valeurs de l’efficacité et de la rationalité sur lesquelles s’est construite la civilisation occidentale « l’évaluation sensible comme seul critère intellectuel et moral ». C’est dire l’importance de l’émotion. C’est dire surtout que la conscience poétique affronte les désastres du temps historique, sinon elle ne serait que gloriette. Il s’agit donc (il s’agissait ?) de changer nos structures mentales ; de créer une autre civilisation puisque celle qui était la nôtre a sombré dès 1914-18. La poésie est « l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière », dixit Breton… une poudrière que l’on cherche encore…
Projet grandiose, « une folle tentative de redonner du sens à un monde qui n’en a plus », dit Annie Le Brun, à l’aune de quoi notre poésie dite contemporaine paraît trop souvent bien misérable… Quoi qu’il en soit, quelle que soit la fin, pour Annie Le Brun on ne peut céder sur ce désir…
Mathias Lair
Annie Le Brun, Qui vive, Considérations actuelles sur l’inactualité du surréalisme, Flammarion, mai 2024, 208 pages, 21 euros