Bellissima, de Luchino Visconti

Bellissima, nous expliquent les historiens du cinéma, c’est un peu comme Canada Dry. Ce film de Luchino Visconti – son troisième, après Les Amants diaboliques et La terre tremble — a la couleur (noir et blanc) du néoréalisme, le parfum du néoréalisme, le décor du néoréalisme, mais c’est tout le contraire. Un « cheval de Troie », dixit Laurence Schifano dans son épaisse biographie du cinéaste.

La « trahison » de Bellissima s’effectue au moins sur deux plans. D’abord, alors que l’une des caractéristiques majeures du néoréalisme était l’emploi d’acteurs non professionnels (voir par exemple Le Voleur de bicyclette ou Umberto D. de De Sica) et le refus de tout ce qui pouvait ressembler au star system américain, Visconti a répété à l’envi qu’il avait construit tout son film autour de la diva Anna Magnani. Ensuite, par son sujet même, Bellissima entend montrer que le cinéma, par quelque bout qu’on le prenne, est le lieu de l’illusion et du faux, et qu’il est donc malhonnête de prétendre qu’il puisse exister un cinéma réaliste. Le réalisateur Alessandro Blasetti, qui joue son propre rôle dans le film, s’indigna lorsqu’il découvrit que chacune de ses apparitions était accompagnée du thème du charlatan extrait de L’Élixir d’amour de Donizetti. Visconti se justifia de la manière suivante : « C’est nous qui mettons des illusions dans la tête des mères et des jeunes filles. Nous vendons un élixir d’amour qui n’est pas un élixir. Le thème du charlatan, je ne l’ai pas mis pour toi, mais pour moi. »

Croyons-le sur parole. Mais le résultat de cette « dénonciation », c’est un film qu’on ne peut regarder sans éprouver d’un bout à l’autre un profond malaise. Car, si Bellissima met bien au jour le cynisme des manipulateurs qui font (ou, en tout cas, parasitent) le cinéma, il souligne aussi la naïveté des manipulé(e)s, avec une insistance qui n’est pas loin de ressembler à de la complaisance. Disons que Visconti tombe ici sous le coup des reproches qu’on est parfois tenté d’adresser à Zola quand sa mise en lumière de la misère finit presque par se retourner contre ceux-là mêmes qu’il prétend défendre.

De quoi s’agit-il donc ici ? Ayant appris qu’à Cinecittà, un réalisateur fait passer des auditions pour trouver une petite fille qui sera la vedette de son prochain film, une femme (la Magnani) décide de remuer ciel et terre pour que l’élue soit sa propre fille. Elle n’hésite pas pour cela à dépenser toutes les économies du ménage, puisque, lui révèle un très obligeant jeune homme — qui gardera bien sûr tout cet argent pour lui –, il faut graisser la patte à tous les niveaux pour réussir dans la jungle du cinéma. Si l’on éprouve au départ une réelle compassion pour cette femme qui croit trouver là l’occasion de sortir de son milieu, on finit au bout d’un certain temps par éprouver une profonde gêne face à l’aveuglement dont elle fait preuve, et dont, même, elle se glorifie. N’y aurait-il pas comme une condescendance du Comte Luchino, tout communiste qu’il était, à l’égard des « pauvres gens » ? On assistera certes, au terme de l’histoire, à un sursaut de dignité chez l’héroïne, mais ce happy end que soulignent et saluent tous les commentateurs n’est rien d’autre qu’un retour au statu quo ante.

Paradoxalement, le moment où nous éprouvons peut-être une véritable émotion en voyant ce film est celui où l’escroc au petit pied que nous avons mentionné s’avise de séduire sa victime en lui racontant sa propre histoire – en laissant deviner pourquoi et comment il est devenu celui qu’il est : il y a dans ce faux mensonge, comme dans certains discours de Scapin chez Molière, une espèce de vertige – le vertige qui transforme l’artifice en art.

FAL

Bellissima, réalisé par Luchino Visconti. Avec Anna Magnani, Walter Chiari, Tina Apicella. 1h55. Combo B-r/DVD. Les Films du Camélia.

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