La vie derrière soi, Antoine Compagnon ou le perpétuel ingénu

En 2020, Antoine Compagnon perd sa compagne Patrizia Lombardo, il vient de l’accompagner dans une douloureuse fin de vie. Atteint par la limite d’âge, il entame son dernier cycle de leçons au Collège de France. Fin de l’amour, fin de carrière.

L’amour des lettres

D’où le titre de ce livre tiré des leçons de cette dernière année : La vie derrière soi. Qu’il entame comme à son habitude : « je me suis toujours trouvé incapable de m’atteler à un cours avant la première leçon », écrit-il. Par peur précise-t-il. Paralysé par le fantasme qui le poursuit selon lequel personne ne viendrait l’écouter. Est-ce en souvenir de son séminaire de Columbia, suivi par une dizaine d’élèves seulement ? Le fait que je l’aie longtemps fréquenté sur France Culture, de minuit à une heure du matin, lorsque cette radio retransmettait les leçons du Collège de France, n’aurait pas suffi à le rassurer. Il n’empêche, j’ai encore sa voix dans l’oreille… Au collège de France, donc, huit cents auditeurs en moyenne buvaient en direct ses paroles. En plus du grand amphi Marguerite de Navarre, il remplissait six autres salles, dites « déversoirs », avec retransmission vidéo ou audio.

Dans ce livre, il prétend admirer ses collègues qui sacrifient leur été pour préparer leur année, voilà une gentille flagornerie ! Lui peut se lancer sans filet, presque, avec brio. C’est qu’il pourrait reprendre le mot de son grand ami Marcel Proust, « la vraie vie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature ». Polytechnicien à vingt ans, ingénieur des Ponts et chaussées, Antoine Compagnon finit par « se convertir » à la littérature. La littérature est sa vie, les auteurs sont ses amis, ses leçons sont des causeries où il nous confie ses bonheurs de lecture, ses rencontres. Quand on aime, on n’a pas besoin de préparer longtemps ses leçons !

Il parlera donc de la fin. Des fins dernières, de la fin des artistes, de leurs dernières œuvres dans un dialogue avec des « compagnons » qu’il a fréquentés toute sa vie : Adorno, Hermann Broch, Roland Barthes, Georg Simmel, Chateaubriand, Baudelaire, Marcel Proust bien sûr, Edward Saïd et bien d’autres. Comme Michel de Montaigne, un de ses mentors, il avance par sauts et gambades.

Le chant du cygne

Et d’abord cette question : est-il vrai que l’œuvre dernière serait la meilleure, l’essentielle, le chant d’un cygne ? À l’approche de la mort, l’artiste n’aurait plus besoin de reconnaissance, enfin libre, rendu à lui-même, il se retourne sur son œuvre passée pour conclure que « ce n’est pas ça », pas encore. Il se débarrasse alors du superflu pour aller à l’essentiel, de façon drastique, abrupte, sans chercher à plaire. On a dit parfois que cette recréation était une révolution esthétique ouvrant la voie à la génération suivante… On pense aux dernières œuvres de Beethoven, aux peintures noires du Goya de la dernière période. Antoine Compagnon évoque notamment Sartre qui, âgé et aveugle, dans son ultime ouvrage concocté avec son secrétaire Benny Lévy, maoïste devenu sioniste intégriste, aurait renié l’ensemble de son œuvre. Alors surgit la question : l’œuvre dernière est-elle la marque d’un génie enfin purifié ou la trace d’un gâtisme ? 

Dans les promenades littéraires dans lesquelles il nous entraîne, Antoine Compagnon grappille les dernières paroles, les ultima verba de Gide, Valéry. Il interroge Barthes et Blanchot pour qui, après Mallarmé et Joyce, la littérature connaitrait sa fin. Il se rassure en remarquant que Blanchot lui-même publia un essai dont le titre fut Le livre à venir, il y aurait donc un avenir… Pour Antoine Compagnon, le propre de la littérature consisterait à alimenter, voire créer un mythe. On peut supposer qu’il désigne alors cette réalité symbolique que nous construisons pour parvenir à vivre dans un réel à jamais absurde et inaccessible.

J’ai craint un moment qu’il ait oublié notre cher Samuel Beckett, lui dont l’œuvre entière est une marche vers la fin, ses textes devenant de plus en plus courts, denses, courant au silence… J’étais en passe de le lui reprocher ! Divine surprise, il écrit page 341, la dernière de son texte:

C’est à Samuel Beckett que j’emprunte le mot de la fin […] : Finir, ça va finir, ça va peut-être être fini.

Excusez-moi d’avoir douté de vous, cher Antoine Compagnon !

… Mais plutôt que paraphraser le livre, je vous invite à sa lecture !

Une éternelle jeunesse

En 2020, la vie n’était pas encore derrière Antoine Compagnon. Deux ans plus tard, le 17 février 2022, il est reçu à l’Académie française. On peut retrouver son discours de réception sur le net. On constatera que, comme son nouveau secrétaire perpétuel, Amin Maalouf, son visage respire l’ingénuité. Il a soixante douze ans, Amin Maalouf soixante quatorze. Cette marque de fraîcheur, d’une jeunesse sauvegardée, je crois que c’est celle de la bonté. Et celle de la littérature ?

Commentant Godfried Benn, Antoine Compagnon écrit : « les écrivains jouiraient de plus longues vies à proportion de leur dévotion à l’art et de la liberté supérieure que la littérature leur donne ». C’est tout ce qu’on lui souhaite !

Mathias Lair

Antoine Compagnon, La Vie derrière soi, Fins de la littérature, Gallimard Folio, septembre 2023, 400 pages, 9,70 euros

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