Sur la plage de Chesil de Ian McEwan

Avez-vous lu Ian McEwan ? 

Occupée de cent travaux et de mille batifolages, quoique j’eusse deviné, voyant Reviens-moi,  le somptueux mélo avec McAvoy, Knightley et Ronan,  sorti en 2007 – entre parenthèses les plus belles images jamais reconstituées de l’aube sur la bataille de Dunkerque –  qu’Expiation,  le roman-père, devait valoir le coup ;  surtout en dépit des éloges, que sur son confrère et ami, à l’envi et à raison, répand l’exact Julian Barnes, j’avais sottement procrastiné. 

Chose faite avec cette sinistre et sublime promenade en compagnie d’Edward et de Florence, 20 ans dans les années soixante, sur la plage de Chesil, une plage réelle et imaginaire, le temps d’une brève escale sans lendemain dans une chambre d’hôtel, située à un kilomètre et demi d’Abbotsbury dans le Dorset, à flanc de colline derrière le parking de la plage,  qui lui non plus n’existe pas. 

Exactitude et justesse au service du roman et non pas du réel existant, voilà,  encore un coup, mise à nue, la griffe du romancier. 

Cette manière de chef-d’œuvre aurait pu aussi bien s’appeler Une histoire des années soixante – titre initial que Perec avait voulu donner aux Choses. Ici, même soupir mélancolique  au cœur d’une liberté retrouvée et nouvelle avec, point d’orgue commun aux deux romans,  cette observation, certes banale : l’idée que du monde, certains êtres se  font, ne correspond pas avec leurs aspirations profondes, considérée comme cause de cette déchéance paisible,  que constitue l’art commun, trop commun, de rater sa vie.

 La leçon de Flaubert, celle du Biedermeier, de Goethe et de Stifter,  en quelque sorte… Actualisée ici avec le même succès littéraire et le même insuccès pratique. Je sais tant d’ardents lecteurs de Flaubert, atteints de faux-selfisme aigu, occupés, avec une assiduité sans pareille, à gâter leurs talents et se préparer la plus ignominieuse des vieillesses, qu’il faut  confesser que la littérature ne sert qu’aux happy-fews et que découvrir ces amants véritables est tâche plus ardue  que de trouver une aiguille dans une botte de foin ou un honnête homme en politique. Plus de couillons que d’hommes, solfiait  déjà  Rabelais. 

La vie, épreuves ou événements, est rarement pour quelque chose dans cet échec, le caractère,  seul,  est destin ;  l’erreur, consistant seulement à désirer et à vouloir ce que le monde attend de vous. 

Au fond, seuls les inadaptés réussiront leur vie….  

La critique a voulu voir dans ce roman – le  patient et précis  récit du fiasco d’une nuit de noces – un plaidoyer pour la nécessaire révolution sexuelle et l’éducation des jeunes filles. Selon moi,  ce sujet,  apparent,  en cache un second, infiniment plus passionnant, quoique l’étude de la frigidité féminine soit ici développée avec un talent et une justesse proprement effarants, venant d’un homme. Du moins  si l’on en croit the woke persons…  ces Fâcheux qui, en tous lieux, aujourd’hui,  proclament que seuls les noirs pourraient parler de la condition noire,  invalidant l’œuvre de Faulkner ; seuls les juifs, des juifs,  gommant d’un bref geste du poignet  et Péguy et Claudel ; seuls  les hommes, d’eux-mêmes,  évanouissant  toute la Romancie des Dames anglaises,  encore cette ineptie que seules les femmes encore sauraient dire le mystère féminin,  réduisant à néant les travaux et les jours de nos Classiques, de Sophocle à Shakespeare et de Corneille à Montherlant, en passant, une paille,  par Laclos, Marivaux, Racine, Stendhal et j’en oublie… , m’ennuient, menaçant l’art du roman,  déjà fortement ébranlé par le naturalisme, le réalisme, qui furent depuis autofiction, voie de la reconnaissance et de l’empathie primaires, tracée comme un boulevard au cœur de vies hâtives,  trop hâtives.  

Edward et Florence se sont aimés et affrontés au premier regard lors d’une réunion estudiantine, destinée à soutenir la noble cause de la dénucléarisation de l’Angleterre.  Si leurs familles mal assorties ont accepté de bon cœur ce mariage entre un jeune homme féru d’Histoire, curieux du passé et cette virtuose, premier violon soliste, ce fut de les avoir, après hésitations, découverts si paisibles et pour la première fois, depuis l’enfance, heureux, simplement heureux.  

Un autre que McEwan eût fait de cette dissidence sexuelle la stricte résultante de leurs romans familiaux qui choisit,  subreptice,  à la fin de son propre roman, de décrire, à vifs traits,  la lente déchéance d’Edward, sa dissolution dans les années soixante et d’évoquer la progressive montée de Florence au zénith ou à l’apogée de son art. Cet art seul, corps entier tendu dans sa pratique, plaque sensible à la musique seulement, la rendait frigide.  En Edward, elle avait reconnu l’âme-sœur en compagnie de laquelle s’accoutumer paisiblement,  pas à pas, jour après jour, à ouvrir par “la pratique de la joie devant la mort” son âme et son corps au nécessaire chant de confiance dans la vie et non plus seulement aux vibratos de Mozart ou de Brahms, qui n’en aura pas, sidérée par la brutalité et la fureur d’Edward, le temps.  

Ce ne sera qu’au seuil de la vieillesse, qu’Edward comprendra l’exact sens de cette scène inaugurale, celle qui l’a conduit à laisser partir Florence, seule, bon petit soldat,  dans la nuit, loin de la plage de Chesil et ensuite renoncer à la discipline historique, sa matière de prédilection et unique passion,  pour se dissoudre dans la vie des autres, les goûts des autres : multiplier les aventures, organiser des festivals pop, ouvrir un restaurant végétarien, travailler chez un disquaire, écrire des critiques musicales dans d’obscures revues de rock… Pratiquer les mille métiers à la mode du jour,  avant, s’étant éloigné de l’Histoire pour vivre au présent, de se réveiller, sexuagénaire ventripotant au crâne luisant et rose,  à la fin du conte,  à l’instar de Jérôme et de Sylvie, les antihéros de Perec, Gros-Jean comme devant, seul, les mains et le cœur vides, tandis que Florence, qui n’aura aimé que lui, ne vivant  que de musique et de concerts, pourra être dite heureuse, contrat rempli envers son goût et sa destinée.

Ratage pour l’un. Réussite pour l’autre

Pire, Edward comprend un peu tard que la proposition qui l’avait tant scandalisé de lui laisser, demeurant unis par un lien supérieur,  toute licence de satisfaire ses penchants sexuels où bon lui semblerait, aurait constitué, constituait même peut-être la condition de possibilité d’un lien charnel plus tardif ;  surtout réaliserait le but suprême de tout amour,  la possibilité de voir,  de ses yeux,  ce qui ne se peut,  à nouveau  Florence enfant, son serre-tête bleu sur l’or de ses cheveux, non pas “un” enfant mais, en l’enfant particulier, unique, né de cette union de chairs, l’amie et la vie toujours recommencées.

Toute sa vie encore, Edward  ignorera avoir permis à Florence d’interpréter Mozart  non comme une amoureuse de la musique mais comme seule le peut une amoureuse de la vie. Il ne saura pas davantage, comme Florence,  recueillant les bravos, longtemps,  tournera les yeux sur la place C9, au troisième rang, la place qu’elle avait pris l’habitude de lui réserver, au cas où…  si d’aventure…  Occasion qui jamais n’arriva. 

Voilà comment on peut radicalement changer le cours d’une vie : en ne faisant rien. Sur la plage de Chesil, il aurait pu appeler Florence, s’élancer pour la rattraper. Il ne pouvait pas, ou il ne voulait pas savoir qu’au moment où elle s’enfuyait, sûre dans sa détresse qu’elle allait le perdre, jamais elle ne l’avait aimé plus fort, et entendre le son de sa voix aurait été pour elle une délivrance, et elle serait revenue sur ses pas. Au lieu de cela, il était resté glacial et muet, sûr de son bon droit  … 

Une fois encore ce roman montre assez que le talent d’un romancier, n’en déplaise aux pitcheurs,  ne tient ni à l’intrigue ni à l’étrangeté du sujet, Bora Bora ou Bornéo ne font pas un meilleur écrin que cette plage pourrie d’Angleterre où, même en juillet il fait trop froid pour dîner en terrasse. Sur cette plage, en une nuit, un accès de colère déchire le rideau pailleté des années soixante. D’ici quelques années, l’épidémie de SIDA arrachera jusqu’aux lambeaux de ce séduisant rideau, de ce voile de Maïa, sans que se voit remis en question le diktat de la jouissance, de l’ivresse et du désir, désormais  maître des âmes et des  mondes. 

Là où ce roman, droit au but, atteint le cœur de cible du modèle occidental, sans prêchi-prêcha, théorie, misérabilisme et complaisance,  comme l’avait fait, sur un autre mode,  le chef-d’œuvre de Perec. À chaque génération, Camille et Perdican, Jérôme et Sylvie, Edward et Florence se verront submergés et défaits,  faute d’assises intimes, par la chanson du jour.

Jeunes gens, méfiez-vous du conformisme de l’anticonformisme, ne réclamez qu’à vous-même et le cap et le gouvernail de vos fragiles esquifs… La leçon est vieille, qu’il faut sans cesse et sans nul doute en vain, répéter encore et encore. 

Rater sa vie ne serait que se rater soi-même, être empêché de pressentir qui l’on est, ce qu’on vaut ou peut et n’en faire, sans trop blesser quiconque, qu’à sa tête, pour son propre bonheur. Celui de ses proches.

Sarah Vajda

Ian McEwan, Sur la plage de Chesil, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon,  Gallimard, « Folio », janvier 2010, 192 pages, 7,60 eur

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