Astrid Lindgren, Une Fifi Brindacier dans le siècle


Il n’y a de biographique que la vie improductive, solfiait Barthes. Et celle d’Astrid Lindgren, plus que toute autre, fut dense et fertile. Non seulement Lindgren a commis une bonne dizaine de chef-d’œuvres, tenu, une vie durant, journal mais au mitan de sa vie, devenue à juste raison célèbre, elle n’a cessé de multiplier projets et interventions publiques jusqu’à se voir offrir, à la date du 8 mars 2002, la seule légion d’honneur dont puisse légitimement rêver un écrivain, des funérailles nationales. C’est cette grande auteur assez méconnue en France, en tout cas moins connue que son personnage fétiche Fifi Brintacier, que nous permet de découvrir Astrid Lindgren, Une Fifi Brindacier dans le siècle.

Presque tout le monde était là, non seulement les féministes avec enfants et petits-enfants, mais aussi le Premier ministre accompagné du gouvernement suédois, de plusieurs générations de la famille royale et de plus de 100 000 Suédois massés le long de rues.  »

Au pays d’Andersen et de Selma Lagerlöf, il fallait le faire ! Lindgren la fille mère et Fifi l’insolente, parangons de la journée de la Femme ! 

Commençons par le commencement

Astrid, qui ne s’appelle pas encore Lindgren mais Ericsson, naît en 1907 dans un bourg rural d’une mère femme au foyer et d’un père marguillier : un intendant de paroisse. Elle mourra célébrissime à Stockholm en 2002 à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, ses forces affaiblies depuis seulement trois ans. Gloire aux éditions Gaïa d’avoir traduit et publié l’excellente bio-hagiographie de Jens Andersen ! 

Aucune malice dans mes propos. Un écrivain de rang et de race mérite, surtout s’il s’est évertué au bien commun toute sa vie et a embelli l’existence de ses proches et de ses contemporains, d’être célébré. Les misérables tas de secrets de chacun ne prouvant rien dans son cas, le biographe a placé l’œuvre seule en étoile au centre du récit, l’éclairant çà et là de vifs éclairs biographiques. Un pur régal. 

Écrivain de race

Mystère du don, génie de l’enfance, ses copies enfantines parurent à ses institutrices de si belle facture, si singulières et libres de ton, que la petite Astrid vit ses premiers contes de Noël et ses souvenirs de vacances publiés dans le Wimmery Todning, le journal local où tout naturellement, ses études secondaires achevées, elle entrera en qualité de stagiaire, bien décidée à vivre de sa plume. Devenir rédactrice lui irait comme un gant. Le destin, cruel et bon garçon, s’interposera, veillera au grain, offrant un imprévu successeur à Andersen. 

 Mademoiselle Ericsson possède toutes les qualités requises pour le job, l’œil vif, la plume alerte, l’art d’entrer in media res et celui de camper en quelques mots des personnages dont elle s’entend comme personne à faire entendre la voix.  

Écrivain de haut rang

 Il fut un temps où la littérature enfantine était une noble activité et non un secteur réservé, la dernière vache à lait de la gigantesque ferme aux mille vaches de l’édition industrielle ou artisanale. Il en va de l’édition indépendante comme du bio, les critères de vérification manquent cruellement. Aussi le lecteur souvent ignore Que choisir ? Il s’agissait alors de composer de bons, voire d’excellents ouvrages, souvent même des chef-d’œuvres, l’élitisme pour tous de 7 à 77 ans.  A ceci une raison, nul ne doutait alors du secret murmuré à Malraux par l’aumônier des Glières : il n’existe pas de grandes personnes. Inlassable, le grand écrivain jeunesse adjurait les parents de se souvenir, démons et merveilles, de leur propre enfance.  

Le destin ? Sans amour ni feu particulier, la jeune Astrid, dix-huit ans, — elle confessera avoir seulement voulu mesurer ses capacités à plaire — aura une aventure avec son patron, le redoutable Reinhold Blomberg, homme d’affaires avisé de son état, ogre pour le reste. Le vorace mourra multimillionnaire, heureux père de dix enfants issus de trois mariages et de divers lits. Une love affair ? Le galant, cinquante-et-un ans, l’affirmera qui, divorce consommé, la demandera en vain en mariage, avant de se consoler rapidement.

Les choses étant ce qu’elles sont, la sexualité en Suède, à cette heure encore régie par des lois anti-contraception, et mettre un diaphragme n’étant chose ni glamour ni commode entre deux portes, Lasse s’annonça. 

Astrid s’enfuit en dépit de la sollicitude attristée de ses parents aimants et résolut de n’entretenir désormais que le moins de liens possibles avec le père de son fils en prise avec un tumultueux divorce public. Elle choisit d’emmener, loin des ragots et du scandale, loin de l’étroite province, l’enfant des fiancés[1]

Son fils Lasse, l’obstacle à sa carrière de journaliste, s’avérera, quelques années plus tard, la condition de possibilité de l’excellence de l’œuvre. Sans doute est-ce pour cela que l’individualiste forcenée qu’était Astrid Ericsson, Lindgren et fiancée Blomberg mérita des hourras le 8 mars, journée de la femme. 

Non seulement elle accoucha, seule, loin des siens, sous X au Danemark où les lois le permettaient, mais près de vingt ans plus tard, elle composa Fifi, à l’instant où elle découvrait qu’il n’est si bonne épouse et mère, femme si admirable, que son mari ne trompe. « Il en aimait une autre » et depuis quelques années, partageait avec elle, un comble, une chambre en ville. Le coup fut rude. Hasard ou nécessité, ce fut à cet instant qu’elle mit en chantier l’œuvre qui la sortit pour jamais d’embarras. Lindgren n’était pas une ordure, un faible seulement. Le céladon rentra au logis la queue basse, changea peu ses habitudes de patron de l’Automobile club, affaiblissant sa santé, mangeant et buvant jusqu’à épuisement. L’extinction fut rapide. Astrid pleura très sincèrement le père de ses enfants, le compagnon fraternel avec lequel elle discutait de tout, particulièrement de ses textes mais ne se remaria ni ne se lia plus à aucun homme. Sa famille, son travail, ses lecteurs et ses amies, elle fut une épistolaire frénétique, lui suffiraient. Jens Andersen n’interroge pas le lien entre la blessure et la conception du chef-d’œuvre. Pourtant, chez les écrivains tardifs, surtout chez ceux qui dès l’enfance manifestent des dons, le biographe souvent surprend la ruse de l’écriture en eux, attendant, patiente, l’occasion, le jour, la nuit ou le moment de se manifester. 

Féministe avant l’heure

Le féminisme d’Astrid ne ressemble en rien à celui de ses congénères, particulièrement celui de notre Simone nationale, entonnant à tue-tête au beuglant de la Quarantaine C’est mon homme.  Il va sans dire que jamais Astrid Lindgren ne publia sa correspondance et que ni Blomberg ni Lindgren n’eurent la surprise de Nelson Algren, découvrant ses lettres offertes à tous au détour d’un méchant roman [2]. Notre-Dame-de-Sartre était de ces femmes, devenues le parangon des militantes, sinistrement persuadées d’être le pivot de la famille et de l’univers, l’alpha et l’oméga, la fin et la naissance du monde. 

A l’excès d’invisibilité répondre par l’hystérie n’était pas le genre de Lindgren qui sut ne devoir qu’à elle et ses malheurs et ses bonheurs à parts égales. Un jour, une vie, telle était sa devise qui vaut que l’on l’imite, le reste, les préjugés et la bêtise ne sauraient être modifiés que par le temps, la patience, la vaillance et la vie de l’esprit.      

 Proprement a-sentimentale, Astrid Lindgren, née sous le signe du Sagittaire, fut une chasseresse solitaire et contrairement à d’autres féministes, elle ne détesta jamais les hommes de ne s’être soumise à aucun. Elle adorait son père et se montra toujours fidèle et tendre envers Lindgren, n’en voulut jamais à Blomberg de « l’avoir séduite. » N’était-elle pas, diantre, consentante et majeure ! Bon de découvrir Lindgren à l’âge du Mee-too ! 

Ces deux points, l’absence de sentimentalité et la maîtrise de la solitude, font d’elle, les enfants n’étant guère sentimentaux, au contraire des créatures brutales et franches, soumises à une solitude extrême, ce qu’elle fut : un grand auteur jeunesse. 

Aucun enfant ne devrait être seul, aussi les chef-d’œuvres de la littérature enfantine, les contes,  du Petit Poucet à Hans et Gretel, en passant par Blanche-Neige et La Petite sirène, tout comme les chef-d’œuvres du début du XXe, ceux de Twain,  Kipling, Kästner, Molnar, Travers,  Barrie, Carroll, Saint Exupéry, Elizabeth Goudge, sans oublier Jean de Brunhof,  à la suite d’Hector Malot et de Collodi, mettent l’accent sur les puissants ressorts intérieurs, qui permettent aux enfants de trouver toujours des alliés au fil du cauchemar que constitue toujours la grande aventure.  Les westerns ne content pas autre chose. Contre la solitude consubstantielle, face à la mort, il faut nouer alliance. Avec les bêtes, les fées, la nature, d’autres enfants perdus, des vieillards, des taulards, des clochards, avec tout ce qui vit et souffre afin de triompher de l’adversité.  

Quand Lasse fut rentré à la maison après trois ans passés chez une nourrice aimante, il lui arriva de réclamer sa première mère et Astrid, au lieu de s’en peiner ou de s’en offusquer, prit sur le champ le train en sa compagnie, retourna au Danemark, ramena Lasse en visite chez sa nourrice. Elle avait compris que l’absence chez l’enfant est vécue comme une mort et qu’il fallait que Lasse vérifie, de ses yeux, de ses sens, la santé de celle qu’il avait aimé et dont on l’avait séparé. Rien n’arrive par hasard et il n’est de rencontres ni d’amours qui ne façonnent les jeunes psychés. Sans doute comme la fontanelle, la psyché humaine est-elle d’une nature meuble et comme elle mérite-t-elle une attention extrême avant de se solidifier. 

Inger Nilsson dans le rôle de Fifi Brindacier

Je m’arrête ici, certaine que la Littérature jeunesse demeure à ce jour la meilleure fabrique possible du petit d’homme et que les enfants élevés par Kipling, Twain, Molnar… sauront toujours se tirer d’affaire, quelques épreuves qu’ils dussent, dans la guerre comme dans la paix, rencontrer. Mais ici je me contenterai de recommander cette biographie à mon lecteur et de jurer à ma fille, ma mieux aimée, ma Joséphine, non pas Kipling mais Vajda-Morel,  qu’aux lectures imposées à haute voix de Sans famille, du  Livre de la Jungle,  des Gars de la rue Paul, celle d’ Émile et les détectives, de Deux pour une, du 35 mai, à HuckleberrFinn et des Quatre filles du docteur March au Petit-Prince, jusqu’à celle celle de Babar, j’ajouterai à l’usage de ses enfants, mes futurs petits-enfants, l’œuvre traduite en français de Lindgren, particulièrement Fifi et Cœur de lion. Il ne s’agit pas, belle lisse poire du Prince de Motorduet autres Seigneuries es Démagogies du Jour, de flatter l’ego de l’enfant seulement de le préparer à survivre, enfant caché, dans les bois de Vilnius ou ceux de la France profonde. Il s’agit de les préparer à nourrir les pigeons avec leurs mioches après le départ de Mary Poppins, à traverser le monde honni par Monsieur Hulot comme on jouait à la campagne ou dans les rues de Belleville et de Ménilmontant jadis, à choisir de mourir ou de ne pas mourir pour un terrain vague à Budapest ou en Eretz, à Singapour comme à Kuala Lumpur. Avant tout, il s’agit de les préparer à notre mort, certains qu’ils ne nous accompagneront ni psychiquement ni réellement.  

Certes, le substrat de Fifi Brindacier est triste, infiniment triste, en dépit des dons de l’héroïne et Les Frères Cœur-de-Lion se termine par le suicide d’un enfant. En effet, Astrid Lindgren sait que les enfants n’ont pas peur de mourir, seulement peur de mourir seuls, aussi les deux frères sont-ils désormais heureux…  Je découvrirai aussi Mio, mon MioLe Village Boucan, Les Enfants de la rue des Fauteurs de trouble… une œuvre bien présente en français.  


Pour clore cet éloge de la Littérature jeunesse et en regret éternel de n’avoir pas su convaincre un éditeur qui cherchait de l’argent, du bien-fondé de créer une collection Chef-d’œuvres pour l’Enfance, dûment relookée et admirablement calligraphiée et qui a préféré fouiller, pour capter un lectorat ciblé, les poubelles de la sous-culture militante,  je lui rappellerai  à lui, Tala [3] déclaré et père de cinq enfants, que  les enfants s’élèvent in cantis et hymnis[4] et non in cloacam et limum et à lui et au lecteur de cette chronique, qu’entre 1942 et 1945, Sa Majesté  Babar a repris du service à Radio Londres.  

Trois ans durant, trois minute et demi, entre 16h 17 et 16h 20, le roi Babar a parlé aux enfants de la France libre et porté sur sa belle livrée verte une croix de Lorraine, aussi sur son maillot de bain, quand il est venu se baigner dans la Tamise, plus tard encore, il arbora cette même croix barrésienne épinglée sur son béret bleu de roy quand il a décoré les Français de la RAF, ceux de l’escadrille Lorraine. L’un d’entre eux s’en souviendra quand il composera Les Racines du ciel

A cet ami irrémédiablement perdu, je rappellerai que Malraux dans Le Miroir des Limbes, évoquera le regard de Babar dans les yeux du Général et que l’Auteur qu’il a choisi de rééditer, à la même époque, a dénoncé « le juif Worms », père de Roger Stéphane [5], dans les colonnes du torchon qui servait la France serve, le Maréchal-Putain-des-Boches et sa clique vassale. Quatre jours plus tard, le jour anniversaire des 10 ans du 6 février 1934, des miliciens assassineront — un juif pour l’exemple solfiait le grand Jacques Chessex — Worms, réfugié sur la Côte d’azur. 

En souhaitant à mon lecteur de prendre à cette excellente biographie le plaisir que j’y pris, surtout de demeurer toujours aux côtés d’Akela, le grand loup, sur le rocher du Bon conseil, je lui renouvelle, de toute la violence intellectuelle qui est la mienne, ma certitude de l’importance vitale devant être accordée à la littérature enfantine et post.

Malheur aux peuples dont les enfants n’ont pas connu de littérature qui ne fut trempée dans ce que Pagnol appelait sa plume d’or, ils n’auront que l’habitude du malheur et la soumission à offrir aux épreuves, vivront et crèveront comme crèvent et vivent les animaux de laboratoire sans jamais voir le ciel, par-dessus les toits, si calme, si bleu.   

Sarah Vajda

Jens Andersen, Astrid Lindgren, Une Fifi Brindacier dans le siècle, biographie, éditions Gaïa, 24 eur

En complément on consultera avec fruit le site qui lui est consacré (en suédois, danois ou anglais)

Fifi Brindacier, Pippi Långstrump en suédois, soit littéralement « Pippi longues chaussettes » a été adaptée :

  • en série TV, 21 épisodes avec Inger Nilsson dans le rôle titre
  • en série dessin animée, 26 épisodes
  • en long métrage d’animation


[1] La loi en sa sagesse offrait à l’enfant des fiancés, les mêmes droits qu’aux enfants issus de mariages légitimes, celui de porter le nom du père et celui d’hériter. 

[2] Les Mandarins. Algren en fut blessé et ce grand écrivain mérite d’autres titres de noblesse que de ne demeurer dans la mémoire humaine, ô pardon française, que comme l’Homme qui offrit à Beauvoir son premier orgasme, quelque plaisir qu’éprouvent les lecteurs qui, non sans quelques raisons, estiment la gloire de Sartre quelque peu disproportionnée à sa personne et à son œuvre. 

[3] Les Normaliens appelaient ainsi celui qui allait (avec la liaison) à la messe. 

[4] Barrès, Les Amitiés françaises. Lui lisait à son fils Philippe Walter Scott et Fenimore Cooper. 

[5] Admirable Stéphane, grand lecteur de Stendhal et de Proust, on lui doit un merveilleux Lawrence d’Arabie, homosexuel, esthète, communiste et résistant, il se suicidera à la romaine vaincu par la misère.

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