Aux marges d’un prix, quelques réflexions peut-être intempestives

Art et succès, travail, talent, génie et récompenses, aucun de ces mots,depuis longtemps, ne riment tout à fait et la lecture, jeune homme,  à qui il plût de me demander ce que je pensais de l’attribution d’un semblable prix à Annie Ernaux, née en 1940 à Lillebonne (Seine-Inférieure  et aujourd’hui maritime), tu le sais, longtemps,  exceptée dans les communautés juives et plus tard protestantes,  ne fut pratiquée que par des groupes, des communautés extrêmement restreintes.  Les livres sont des biens fragiles qui peuvent se voir, tour à tour, chéris, soignés, conservés et voués à la damnatio memoriae. Pas le lieu ici de rappeler quelle part les chrétiens triomphants prirent dans la destruction du corpus antique avant, tardivement, de faire de leurs monastères des lieux de transmission du même corpus.

Un peu tard, de nombreux textes et auteurs avaient disparu. 

Dans l’histoire du prix Nobel de Littérature, si tu la lis, tu découvriras et t’émerveilleras de l’écart insécable qui désunit depuis sa création les mobiles de l’aréopage  de cet il sait lui quoi , auquel Barthes donnait le nom de plaisir du texte :  ce que tout lecteur digne de ce nom réclame, ce mélange de surprise et d’admiration qui le saisit,  découvrant  les péripéties majeures et minuscules de sa propre vie d’homme transfigurées, transverbérées,  par la pratique d’un artisanat – une grammatologie – si parfait qu’il mérite le nom d’art.

Logothètes, solfiait Barthes :  recréateurs de leur langue maternelle, à l’instar de Péguy, de Sade, Fourier, Loyola, Retz, Pascal, Saint Simon, Mallarmé… Ou plus forts peut-être, de leur langue d’usage, Nabokov, Beckett, Joyce, Conrad… Chacun d’eux, à sa manière, recrée une Arcadie perdue et pourtant conservée ; à moins qu’ils ne soient tout simplement de merveilleux éclairagistes.  Obsédés par un motif, caché dans un tapis ou aux tréfonds de leur mémoire, ils parviennent à irradier d’un éclat inattendu le réel, l’illuminer   d’une lumière intérieure comparable à celle dont Port-Royal nimbait hier les toiles de Philippe de Champaigne.

Parmi eux, Henry James, Duras à ses bons moments, Borgès, Javier Marias encore, disparu, un des derniers géants, à l’orée de l’automne, voilà ce que sont les écrivains, chacun, inventant et usant de sa propre grammaire intérieure – selon le beau mot de David Grossman –  pour porter témoignage de leur perception des choses vues et entrevues au cours de son passage terrestre à une heure et en un temps donné.

D’autres travailleurs de la langue, pour accompagner le lecteur dans cette traversée du désert que constitue, à la fin du conte, toute vie, se sont, étayés à ces vertus oubliées que constituent   l’intelligence et les devoirs du cœur :  Constant, Fromentin, Amiel, Barrès quand il cessait de politiquer, Tchekhov, Amos Oz….

Rien à voir avec les critères du prix Nobel dont la charte initiale exigeait que ne fussent retenus que des écrivains porteur d’un puissant idéal et que l’œuvre retenue fut de celles qui rendent service à l’Humanité.

Ici que le bât dès l’origine a blessé.

En effet, l’humanité n’étant pas un idéal fixe, ses besoins et conséquemment ses hommes et femmes de service, au fil des jours, ont exigé des profils différents. Déjà ce qui était arrivé dans l’antiquité tardive, après Constantin et la victoire du christianisme.

En 1901, date de sa création, la poésie régnait encore, ce fut Sully Prudhomme :  

Le laboureur m’a dit en songe : « Fais ton pain,

Je ne te nourris plus, gratte la terre et sème. »

Le tisserand m’a dit : « Fais tes habits toi-même. »

Et le maçon m’a dit : « Prends ta truelle en main. »

Le temps était alors à la sentimentalité, à l’éloge de la droiture et de la respectabilité et la France, considérée comme mère des Arts et des lettres.

Aux lendemains de la première guerre mondiale, déjà Romain Rolland, l’auteur d’au-dessus de la mêlée, texte qui scandalisera Montherlant, texte dont l’unanimisme, selon lui, empêchera la France d’intervenir dès le réarmement de la Ruhr et fera du nazi Otto Abetz le pourvoyeur de paix et d’amitié entre les peuples, se vit récompensé.

La liste est longue et si parfois le talent, le duende  – ce mot de Lorca qui,  à lui seul,  résume ce qu’il faut à l’œuvre pour être pleinement œuvre –  et l’utilité du service coïncident,  on peut parler d’heureux hasard : Rudyard Kipling; Bernard Shaw  ;  Samuel  Beckett ; Georges  Seferis ;  Milosz,  Claude Simon ;  Saul Bellow ;  Isaac Bashevis Singer ;  T.S Eliot ;   Selma Lagerlof ; Samuel  Agnon ;  Nelly Sachs ; Peter Handke ; Imré  Kertész ou encore Fréderic Mistral dont la Mireille, très loin des verbiages félibriges de l’ennuyeux Maurras,  constitue le plus beau des préludes à l’œuvre  de Giono,  s’imposant comme  le plus parfait salut d’un moderne au legs virgilien… legs brisé lui aussi par l’intrusion violente du politique.

Tu sais cela je le sais, car il n’est d’aspirant à la haute gloire d’écrire qui n’ait lu et relu La mort de Virgile d’Hermann Broch, ce phare érigé, arche dans la tempête, au cœur de l’apocalypse joyeuse qui précéda et succéda à l’avènement du Troisième Reich. Broch revenait à Virgile, père des Écrivains, dans l’espoir délétère de donner à entendre la responsabilité illimitée, le pouvoir sur le monde offert à qui écrit.    

Oui, il s’agit bien d’être utile, de soutenir l’effort des hommes, invités chaque jour à s’orienter dans la pensée et à considérer la part qui revient à soi-même et celle due à son temps, au futur comme au passé.

L’idéologie, ce chancre, qui finira par dépouiller, au nom du bonheur humain, l’homme de toute humanité, n’est pas chose nouvelle qui, de la dissimulation au cœur de l’art d’écrire et de l’art de la discrétion, faisait, du temps où les hommes étaient sages et la librairie une sociabilité et non pas une industrie, une nécessité absolue, exigeant la mise en œuvre de l’art de la litote et obligeant l’auteur à peser la valeur de chaque mot et ses conséquences.  

Pour parler clair, comment au temps où   tout ce qu’a écrit Il Signor Ricardo Paseyro dans son Éloge de l’analphabétisme à l’usage des faux lettrés en 1984, il y a de cela déjà plus de quarante années :

« Il y aurait, en France, environ 97 % de personnes alphabétisées. Mais combien sont réellement cultivées ? Connaissances floues, discours uniformisés, information pléthorique et mal assimilée : l’inculture, aujourd’hui, a pris le masque de la Lettre, dont chacun s’accorde à vanter les mérites sans se soucier de son contenu. Mais à quoi bon savoir lire et écrire si la lecture et l’écriture ne sont sous-tendues par aucun esprit critique, aucune rigueur, aucun goût de l’authentique ? On ne mesure pas le degré de culture d’une société au nombre de ses lisants-écrivants, mais à l’aune de son génie. Aujourd’hui, des politiciens jargonneurs, des écrivains pétris de leur ego, des éducateurs épris de performance ont perverti ces merveilleux instruments de connaissance que sont les mots. Ces tenants de l’inculture lettrée ont pris la place des artisans, des conteurs et des artistes, qui étaient autrefois les vrais dépositaires du savoir authentique. “Hélas, dirait Jacques Perret, les analphabètes, de nos jours, se font de plus en plus rares !”

Ouvrage dont peu se souviennent, quoiqu’il lui ait valu l’estime et l’amitié d’un certain Guy Debord dont la hauteur de ton en agaça en son temps plus d’un, ce mal se perpétue et triomphe, Annie Ernaux n’eût-elle pas, lue, fêtée, célébrée, adulée par la multitude, obtenu ce prix ?

L’humanité, aux jours nôtres qui voient Annie Ernaux triompher, se sait profondément modifiée, brutalisée, martyrisée, elle aspire à une libération, aussi les écrivains et les intellectuels usent-ils, sans parcimonie, de leur droit d’inventaire. Fils de l’ère du soupçon, ils s’échinent, se tenant au plus près des maux et de leurs causes, de dénuder ce qui blesse, tentant une nouvelle fois de faire encore surgir l’individu au cœur d’un monde chaque jour plus limité. Plus de place ici pour la littérature ouvrière – la révolution industrielle a fait son temps et le spectacle est parvenu à transformer l’industrie manufacturière en série et la standardisation en industrie du spectacle, temps où le loisir, cet espace plus ou moins personnel et choisi, se voit lui aussi accaparé et massifié, provoquant chez les écrivains des pays développés un violent désir de retour à l’intime, exigeant la prise en compte de la fermeture des horizons.

Le processus est vieux de plus d’un siècle déjà, où se lovèrent, nécessaires, les écritures minoritaires, processus inauguré par les écrivains juifs à la veille de la seconde guerre mondiale et poursuivi sous maintes formes dont celle du réalisme magique dans le tiers monde aux lendemains de cette guerre. Subrepticement, le monde perdant ses frontières, le désir de lointains s’étiola et chacun tenta, maladroit et mu par le désir d’exactitude, de décrire, écrivant, sa situation.

Chacun des oubliés – femme, minoritaire né, ancien enfant violenté, martyr –  tenta d’apporter sa pierre à l’établissement du grand procès-verbal dans l’espoir d’être entendu par le capital aveugle et ses semblables afin qu’ensemble, chacun des acteurs de la société Civile, mue en nouvelle force politique, permît un changement à juste titre estimé nécessaire. Ce faisant, chacun, croyant – démon du bien – bien faire, ne parvint qu’à amplifier le processus d’atomisation, exigé par le Capital pour asseoir sa gouvernance et à faire de chacun, l’ennemi de tous :  indigènes contre colons, femmes contre hommes, homosexuels contre hétéros, transfuges de classe contre bourgeois comme autrefois bourgeois contre aristocrates … La guerre, pulsion immarcescible, revint sous une forme nouvelle, dûment exacerbée par les récits de chacun et la violence du procès-verbal.  A la décharge de ce courant aujourd’hui majoritaire, il faut bien convenir que cette nouvelle modernité accentue le sentiment de solitude en absence des antiques convivialités presque toutes disparues : fêtes agricoles, calendriers religieux, rites estudiantins, familiaux etcetera.

Dans ce cadre, l’œuvre d’Annie Ernaux se distingua, se distingue, par sa rigueur, sa dureté et sa constance.

Le bât là encore blesse.

Tout en affirmant ne pas militer mais se livrer à l’exercice pur de l’acte littéraire, elle s’illusionnait et d’ailleurs on la vit exiger par une pétition le renvoi d’un auteur d’une maison d’édition, prendre publiquement le parti et de la NUPES et des indigènes de la République, donner consigne de vote et appeler à des manifestations.

Elle n’était ni la première ni la seule, Zola, auteur de L’Argent, livre antisémite s’il en fut, avait déjà, de sa plume journalesque, volé la vedette à un Bernard Lazare et aux Dreyfusards historiques et Céline avait graphomané jusqu’à la Kommandantur, exigeant plus de vélocité à se débarrasser de la race infâme.

Désormais, l’écrivain, promu nouveau Savonarole, se perçoit investi d’une mission purgative et il n’est pas étonnant que les Imans aient lancé une fatwa contre l’un des derniers écrivains de forte et bonne race, celui qui, au récit, à la fable, au mythe et aux personnages, demande leurs témoignages.

 C’était là l’unique littérature, capable d’unir, transversale, les peuples et les cultures, celle-ci et elle seule qu’il convenait d’abolir pour instaurer le pouvoir de chacun.

Rushdie, comme tous les écrivains de sa trempe, était doté, non seulement d’une technique lui permettant de manier la litote et toutes les figures de style à disposition des artisans de plume mais d’une disposition d’esprit qui manque cruellement à Annie Ernaux et aux dresseurs de procès-verbaux de notre temps, l’humour, le goût de la fable.

Certes la situation faite au pauvre, à l’analphabète, à celui qui est né, privé des joyaux de la culture, à la femme, au noir, au minoritaire …  N’est pas drôle mais avoir choisi la forme du procès-verbal, frisait la dénonciation et rapprochait déjà l’autrice de La place, L’événement, Les Armoires vides, La Honte, Je ne suis pas sortie de ma nuit….  Etcetera de l’autrice de la pétition contre Richard Millet et de la défenderesse des Indigènes d’Houria Bouteldja.

D’ailleurs les imams ne s’y sont pas trompés, condamnant l’auteur d’un conte drolatique à une fatwa.

Il faut rire, oncle Vania. Rire !  

Une fois le cadre de cet effort posé, que nous dit, de la femme et non de la situation faite aux femmes, l’œuvre aujourd’hui couronnée de la plus haute distinction qui se puisse ?

Certes le patriarcat n’est pas un mythe  mais là encore au réel,  ce qui cogne,  les femmes, comme tant d’autres communautés d’infortune,  jadis, avaient répondu et parfois d’assez brillantes manières,   se retrouvent à présent victimes désignées, sujettes de féminicides, de viols, d’incestes et d’injures diverses et salopes, les femmes heureuses malgré tout  d’être nées femmes :  de pouvoir s’adonner au plaisir sans égal de la futilité grave, si chère à Cocteau, tout en souffrant comme un chacun de leur condition d’homme moderne et des maux conséquents, sans se prendre au sérieux.

La vie est, en un mot, trop tragique pour être prise au sérieux.

 D’autre part, la féminité ne se réduit pas à la vie matérielle et à la biologie, considérée comme destin, elle est aussi une construction sociale et par là même la condition de possibilité d’une échappée belle à condition de ne point trop lâcher la bride au désir, ce penchant délicieux, qui, cultivé avec trop d’application, se mue en passion : en souffrance.

Or, ce qui m’intrigue profondément chez Ernaux et d’autres féministes, tient à cet éloge de la passion -souffrance et asservissement – dans le cadre de leurs revendications ! J’ai entendu une certaine Colombe Schneck citer l’autre jour à France-Culture un éloge de la passion selon Ernaux, qui m’a fort étonnée.

Aux hommes comme aux femmes, je souhaite toujours la paix du cœur, la paix des sens, la fin de la colère, afin de leur laisser licence d’affronter les violences et les guerres quotidiennes et pouvoir de conserver l’esprit clair pour disserter des maux…  

Je leur souhaite aussi de ressentir l’intensité de toute chose, en fait d’accepter d’être bête à des milliers d’instants, de rire autant qu’il leur est possible de la cruauté des choses afin de distinguer l’heure venue du combat nécessaire au lieu de se muer, homme du ressentiment, en homme qui à un démon l’autre, vendra sa peau et son âme, à l’heure du grand partage.  

Comment le témoignage d’une fille d’épiciers-cafetiers née à Lillebonne (Seine-Inférieure) a-t-il pu être nobélisé, passer à l’International ? Le ventre et le cul des Dames ne sont-ils pas, comme le hurla avec une distinction sans pareille, la grande Arletty, internationaux ? Le moyen encore dans un monde paisible où la seule menace tangible semble être le recul non du droit des femmes mais du droit d’avorter, l’auteresse ou l’autrice des Armoires vides, n’aurait-elle été couronnée, ce couronnement comme un soufflet magistral jeté à la face de la Réaction renaissante, la panacée infligée au retour de la Bête ?  

La lauréate, qui à chacun de ses lecteurs, sait murmurer à l’oreille la chanson de Guy Béart interprétée par Jeanne Moreau : Parlez-moi de moi y’a que ça qui m’intéresse, répond à la perfection à l’attente d’une époque où l’égo-portrait est roi et où chacun se fait –  grâces soient rendues aux magazines féminins, mentions spéciales à « Elle », « Marie-Claire » et feu « Madame Express » ! –  de la formule trop ressassée La vie est un roman une bien autre idée que celle que s’en faisait son inventeur, Bonaparte.

Ce qui compte aujourd’hui où gloires  à si vil prix s’achètent n’est plus le rêve du  rendez-vous de chaque écrivain avec son chef-d’œuvre ( le mot est de Giraudoux dans ses merveilleuses Cinq tentations de La Fontaine )  mais le rendez-vous avec le Public :  un public rendu analphabète pour de multiples raisons dont celle de la nécessité en temps démocratiques de fabriquer une opinion commune afin de pouvoir gouverner une masse de pseudo-sachants, à rebours de l’élitisme pour tous,   jadis rêvé par feu Antoine Vitez.    

Aujourd’hui où l’humanité, dessalée,  séparée de tout désir transcendal, a cessé d’ aspirer aux vertus cardinales,  que constituaient naguères  la beauté, la douceur de vivre qui ne souille pas l’honneur de vivre, à une certaine idée de la féodalité qui,  aux droits,  associait les devoirs, une humanité,  disais-je,  qui  à toutes ces choses obsolètes, démodées,  préfère s’éprouver  insigne charogne en puissance,  viande crue,  livrée, sans fourrure, ailes, griffes et crocs,  en sa faiblesse extrême  à des besoins qu’elle juge indignes d’elle, au nom de la sacro-sainte liberté de disposer de soi-même,  de  modérer et de juguler et  préfère creuser la voie aride du désert des cœurs, il était naturel que  l’œuvre d’Annie Ernaux se visse couronnée de la sorte. La bonne personne à son exacte place.  

Surtout, à toutes les formes littéraires, elle préfère le roman du réel comme d’autres préfèrent l’amour en mer.

Tu penses, je le sais, que midinettes déçues, les lectrices d’Ernaux, adoratrices de cette musique sèche, a-sentimentale et crue, retombent dans le piège jadis dénoncé par Flaubert et Montherlant, celui de demeurer dans l’alcôve. À défaut d’y rêver encore, aujourd’hui elles y geignent, griffant et mordant, au lieu, Mesdemoiselles de Maupin, aventurières, comédiennes, abbesses, peintres ou hommes de Lettres  d’inventer à leur tour des mondes imaginaires  et des sociétés où égales  des hommes, en intelligence, en vertu et en courage, elles affirmeraient,  non leur genre ou leur sexe,  mais témoigneraient de leur humanité au lieu, récriminant sans fin, de perdre chaque jour dans la contemplation de leur nombril ou l’écoute des monologues de leurs  vagins, le peu d’espace de combat et de liberté,  offert par les seules puissances de l’imaginaire et du rêve au travail en chacun, quelque soit son origine et son lieu de naissance.        

La première pensée qui m’est venue hier apprenant le nom du lauréat a été pour Léon Bloy.  Ce grand fou, en dépit de ses débordements verbaux, faisait mouche à tous coups par l’exactitude de ses jugements que les Imbéciles prenaient, en raison de leur formulation souvent immodérée voire outrancière, pour des sottises. J’ai songé à Bloy qui traitait les œuvres de Zola et de Maupassant comme des raclures de bidet. Qu’aurait pensé l’auteur de Belluaires et Porchers de l’œuvre de la lauréate 2022 ?

L’hérédité, la famille, l’argent et le cul, telles semblaient au XIXe siècle les grandes affaires propres à intéresser les Français. Le demeurent, puisque Maupassant et Zola sont toujours les bêtes roses de l’enseignement public français et les deux œuvres, les plus souvent adaptées par la télévision. Le réel clinique est-il vraiment le réel ?

Les lecteurs de Borges et de tous les auteurs, requérant pour être lus pleinement, une herméneutique en douteront toujours et s’il s’en trouve encore, ils feront fort bien.

Ce réel remis à plat constitue la plus formidable arnaque des Postmodernes.  La terre, vois-tu, Jeune homme, est bleue comme une orange, la fleur absente de tout bouquet et la marquise ne saurait sortir à cinq heures…  

La littérature du réel n’est plus déjà de la littérature. La littérature se meurt. Elle est morte, prétendant à l’exactitude par excès de réalisme

Le train du monde exigeait qu’Ernaux, autoproclamée, transfuge de classe, soit récompensée pour des combats qui, si sagement, épousent la courbe du siècle : le couronnement de l’école française de Pierre Bourdieu.

Jeune homme,  tu reliras Péguy contre la sociologie française et Charles-Louis Philippe et  Marguerite Audoux et tous les écrivains sortis des ghettos de la misère,  de Tchekhov à Singer, de Panaït Istrati à Saul Bellow,  tu liras Guy Dupré, ce fils bâtard d’une couturière modeste qui commit, coup de cymbale dans un ciel d’automne, un premier livre à faire pâlir Les illuminations de Rimbaud, ces fiancées sont froides, où tu verras s’affronter le Hussard et la Femme, Achille et Penthésilée, dans une langue admirable,  sur un front sans date aux rives de la Baltique à l’instant où pour toi la guerre,  à nouveau,  a été déclarée en Europe.

Lui aussi aurait pu se dire transfuge de classe qui ne s’est voulu qu’amant du Verbe, prouvant par l’exemple que le ravissement des âmes par la culture n’a pas toujours été vécu comme violence mais au contraire a pu être tenu pour don et pour consolation.

Au lieu de célébrer le miracle de la sortie d’Égypte, toutes les Égypte, à quoi bon raviver le souvenir des jours de douleurs, rappeler les temps malheureux ? Moi, je ne me souviens que des moments heureux et pour cela monter sur le belvédère du jardin des Plantes et y lire ces mots me suffit. Ce mot est déjà du roman, le bonheur n’existe pas à plein temps, il n’est que de rares instants, des déchirures, zébrures d’azur dans un ciel de tempêtes, mais aussi la mémoire volontaire qui permet la séparation des jours, un choix librement consenti, la distinction élue, toutes choses qu’ignore l’exhaustivité du procès -verbal.

Le plaisir des lecteurs de cette œuvre, comme à l’accoutumée, est un plaisir ecclésial où la vie redevient champ de douleurs, désert des cœurs. Il y a bien du masochisme et de la complaisance à se vivre victime, étant transfuge de classe, au lieu de jouir des bienfaits inattendus de ce transbordement imprévu !

À trop pratiquer l’examen intérieur, la littérature d’Ernaux comme piétisme exacerbé déprime, abîme peut-être encore davantage le peu de confiance dans la vie, qui pourrait demeurer à nos contemporains.

Oui, l’homme est poussière, pécheur, compost en puissance, chair à canon et à consommation, et tout ce qu’on voudra, la vie douloureuse et brutale mais c’est la vie Lily et franchement je n’aurais pas voulu ne pas venir y faire un tour –  pas pour m’égayer de vivre à Cergy-Pontoise – mais pour des milliers de riens, qui n’ont aucune place ici.

Je sais, jeune homme, que tu les sais ces riens du tout, ces pas grand choses, je sais que tu sais :  mort à la vie quotidienne et place à la jubilation du verbe recréateur… Longue vie à cette place, nôtre pour notre éternité d’hommes :  nos solitudes de marins, accoudés la nuit à nos mâts de vigie, regardant, un crayon à la main, l’aube sans cesse renaître sur le pont d’un navire qu’on dit « Étoile matutine ».  

Cela a un beau nom, jeune homme Narsès, Jean… Cela s’appelle ….

L’AURORE.

Sarah Vajda

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