La Prophétie de Dali de Balla Fofana

Il y a des livres qui vous amusent, qui vous font sourire. D’autres qui vous intriguent, qui vous passionnent et vous tiennent en haleine. D’autres encore qui vous transportent dans un monde imaginaire et qui vous font voyager. Et puis il y a des livres qui vous arrachent les tripes, car l’auteur touche quelque chose d’universel, presque divin et semble s’adresser directement à l’âme commune des habitants de ce monde. La Prophétie de Dali de Balla Fofana est l’un de ces livres. Journaliste chez Libération, ancien rédacteur pour le Bondy blog, conférencier en sciences politiques à Columbia University, il a co-écrit avec Bolewa Sabourin La Rage de vivre (Ed. La Face cachée, 2018). Dans La Prophétie de Dali, le grand Balla raconte le petit Balla, le chemin parcouru de Créteil à Kayes, de Kayes à Bamako, de Bamako à Alfortville puis de Alfortville à Créteil.  

Bàro, bàro, bàro, il est le passeur de sa propre histoire.

Dès la première page, j’entre dans la langue de l’auteur. La langue de l’auteur, ce n’est pas le français ni le kagoro, c’est sa langue d’écrivain, celle avec laquelle il se raconte. Le coup de foudre est immédiat. J’entends les images, je vois sa musique. J’entre dans sa poésie.

Le petit Balla : le silence d’un agneau

Tout commence par un « braquage ». Non, pas le braquage que vous croyez. Il s’agit plutôt d’un braquage alimentaire. 

Le petit Balla a six ans. Après s’être soigneusement lavé les mains, il profère un « bìsimilahi » sonore avant de plonger, tout net, ses doigts dans les haricots verts, qui baignaient jusque-là tranquillement dans leur assiette. 

Autour de lui, c’est la panique, la consternation, l’épouvante.

Dans la seconde, on sort le malotru qui a osé s’en prendre aux innocents légumes verts. L’histoire ne dit pas si l’enfant Balla a eu le temps de finir son assiette. Sa maman est aussitôt convoquée. 

À la suite de cet évènement, Balla ne va plus en classe, il est contraint d’aller voir un psychologue et un orthophoniste. Il faut faire entrer cet enfant dans le moule, de toute urgence ! 

Balla comprend assez tôt qu’il n’est pas comme les autres. Le petit haricot de 6 ans qu’il est, pousse avec l’idée qu’il n’est pas juste un enfant. Il est un enfant noir, un enfant noir qui ne parle pas bien le français, un enfant noir qui a passé les trois dernières années de sa vie au Mali et qui apporte avec lui ses rituels, ce qu’il sait de la vie et de la façon de manger. Et ça fait peur à tout le monde. Et surtout à sa mère, qui craint par-dessus tout d’attirer les regards vers son foyer.

C’est une femme charismatique, avec un sourire doux, à la voix grave et déterminée. Elle fait passer un ordre avec la fluidité d’un compliment. Na propose. Les autres disposent. Elle est grande. Fait de l’ombre au soleil. C’est à force de la regarder d’en bas que j’ai su comment il fallait poser mes yeux sur la tour Eiffel. 

Balla doit se taire. Il ne doit pas trop parler. Pas parce que sa famille a quelque chose à cacher, mais parce que le monde extérieur ne comprend pas qui est cette famille, d’où elle vient et où elle va. Na, qui élève seule ses enfants, a bien trop peur qu’on lui enlève son fils.

Trop parler peut tuer. Garder le silence préserve l’énergie vitale qui se met au service des actes, quand la parole la dilue. Parler donne une occasion aux autres de faire échouer ce pour quoi vous vous battez.

Bouche cousue, le petit garçon doit cependant faire des efforts. Il doit apprendre à s’exprimer correctement. Au début, il n’a pas grand-chose à dire au « Cyclope » (le psychologue) qui s’épuise à essayer de le faire parler, mais se montre bien trop impatient d’obtenir des résultats « sans rien donner en retour ». 

Puis, il trouve la formule magique : Bàro, bàro, bàro. Il fait parler l’enfant Balla en le mettant à distance de lui-même. Il s’ouvre.

Malgré tous ses efforts, Balla est envoyé en classe de perfectionnement, un concept datant de 1909 qui consiste à mettre dans une classe les enfants « arriérés ». Si le texte de loi évolue avec les années, les SEGPA, telles qu’on les appelait dans les années 90 répondaient aux critères selon lesquels ces classes étaient destinées aux « déficients intellectuels légers ». 

En réalité, les classes de perfectionnement étaient de vrais fourre-tout. On y mettait tous les enfants qui ne rentraient pas dans les cases et dont on ne savait pas quoi faire. On retrouvait des enfants un peu cabossés par la vie, des enfants dont les parents étaient violents, alcooliques, dépressifs, des enfants fuyant la guerre dans leur pays d’origine et qui ne parlaient pas un mot de français et puis les enfants comme Balla : les enfants de « pas d’ici ». 

Tous ces enfants étaient, bien évidemment, montrés du doigt par les autres. Ils étaient mis à l’écart.

Dans la réalité-vraie, il n’y a pas de perf dans les bahuts de riches. Seulement dans les quartiers de pauvres où les enfants de « pas d’ici » sont surreprésentés. Être en perf, c’est être dans la cave des classes ghettos. Je suis dans la cour des miracles. 

Quelle humiliation pour cet enfant ! Il n’est à la hauteur des espérances de personne. Ses frères et ses cousins se moquent de lui. D’ailleurs, ses cousins, qui sont nés et qui ont grandi ici, font preuve d’une grande cruauté envers lui, sûrement parce qu’ils ont trouvé quelqu’un d’encore plus marginal qu’eux. Ils l’appellent « le blédard » pour l’humilier un peu plus. Ces enfants qui sont nés là, et qui sont, aux yeux du monde, les « noirs d’ici », partagent avec Balla des souffrances qui ne sont pas tout à fait les mêmes. Leurs souffrances se télescopent sur le chemin hasardeux de l’intégration.  Avant même de savoir parler, ils ne sont déjà plus tout à fait des enfants. Déracinés de l’enfance.

Mes cousins ont grandi avec un double maléfique qui dévore l’estime. Il s’appelle autodétestation. Ce sont des héritiers déchus, obligés de se justifier. De tout justifier. Justifier la migration, la langue, les traditions, les lacunes de leurs parents. Ils doivent prouver qu’ils sont reconnaissants, heureux et qu’ils méritent d’être français.(…) On leur dit : « Faites un effort, intégrez-vous. » Alors qu’ils appartiennent à la terre qui les a vus naître.

Et puis, la cité :

Comme la chrysalide qui se métamorphose en papillon, je suis invité à passer du stade de « blédard » à celui de « banlieusard ». À passer d’une stabilité risible à un entre-deux désespérant.

Dans ce palais qu’a su construire Na, à Créteil, Balla prend son temps. Il prend le temps de construire son palais intérieur.

Il y a une qualité qui vous donne une énergie folle pour tromper la misère : l’arrogance. Il n’y a rien de plus kiffant qu’un ou une opprimée qui manie l’art de l’arrogance. L’arrogance, c’est la puissance du cul-de-jatte qui exige d’enfiler des bottes pour aller sur la lune. 

Le grand Balla : la patience d’un poète

Et puis un jour, dans ce palais, arrive Dali, une amie de Na. C’est une jéli, une griotte, une passeuse d’histoires. Elle voit en Balla un destin merveilleux. Elle sait que cet enfant ira très loin, qu’il dépassera toutes les espérances de sa mère. Elle lui susurre à l’oreille des paroles qui vont agir sur lui comme un vrai baume cicatrisant. 

Faire la liste de ce dont on manque, sans jamais regarder ce que la vie nous offre, est une cruelle impasse !

Dali donne la formule magique, Balla fabrique lentement la potion. Il ouvre l’œil, se tient en alerte, œuvrant lui-même pour la réalisation de sa prophétie. Petit à petit, l’enfant sort de sa coquille, se nourrit de belles rencontres, joue avec son destin. 

Monsieur Doll ne lit pas. Il raconte avec une passion théâtrale « La Gloire de mon père » de Marcel Pagnol. Je viens de rencontrer la littérature. Chaque phrase prononcée par Didier crée un nuage d’images mentales qui nourrissent mon âme. Plus je me gave de ses mots, plus je me rends compte que je suis boulimique.

L’enfant Balla réalisera-t-il la prophétie de Dali ? Brisera-t-il les chaînes que la vie lui avait collées d’office ?

Quand on te dira : « Les gens comme toi ne font pas cela », ne t’agace pas et demande : « Qui sont les gens comme moi ? » Demande-leur une description détaillée de ce groupe sans destin individuel. Et si tes interlocuteurs ne parlent que de ta couleur de peau, de ton code postal, de ta caste sociale, alors souris, n’den. Souris car le sourire est la plus grande des aumônes que l’on peut offrir à la caravane de la corruption généralisée et à l’absence de spiritualité. Ne te contente pas d’un léger rictus. Je veux te voir rire à gorge déployée. Ris d’un rire aussi gras qu’une côte de bœuf. Marre-toi car cette prophétie ne t’est pas destinée. Il s’agit du sort d’un groupe fantasmé auquel tu es contraint d’adhérer. Ne laisse personne te nier ton humanité. 

La Prophétie de Dali est un vrai braquage littéraire. Il y a quelque chose dans l’écriture de Balla Fofana qui m’a obligée à m’asseoir, sur mes fesses. M’asseoir et lire. Et faire « hun hun hun » comme la maman de Balla pour acquiescer. J’ai été capturée. Seuls les grands poètes, les grands écrivains arrivent à faire ça. Ce livre est un chef d’œuvre, une prophétie. On ne souhaite qu’une seule chose, c’est qu’il y ait récidive. Écrivez encore monsieur Fofana, écrivez encore, s’il vous plaît !

Si vous souhaitez, après la lecture de ce livre, en apprendre plus, retrouvez l’interview très enrichissante de N’Geur Sarr dans son podcast  Gatemeri, consacré à La Prophétie de Dali.

Elodie Da Silva

Balla Fofana, La Prophétie de Dali, Grasset, mai 2023, 216 pages, 19,50 euros

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