À qui la faute ? – L’impossible (mais nécessaire) réforme de l’orthographe, de Bernard Cerquiglini

Le nouvel essai du linguiste Bernard Cerquiglini porte sur une éventuelle réforme de l’orthographe française et s’intitule À qui la faute ? Ce titre est bien entendu une espèce de jeu de mots, mais, comme pour tout vrai jeu de mots, son ambiguïté ne fait que refléter l’insoluble complexité d’une réalité. Car, comme le fait comprendre assez clairement d’emblée le sous-titre de l’ouvrage, L’impossible (mais nécessaire) réforme de l’orthographe, on peut gager qu’il n’y aura jamais pour le français de simplification orthographique telle que celle qu’a pu connaître l’italien, où théâtre s’écrit teatro et philosophie filosofia. Comme la question s’est posée dès le XVe siècle et qu’elle est régulièrement revenue sur le tapis sans jamais être résolue, on voit mal par quel miracle elle pourrait l’être un jour.

On n’énumérera pas ici toutes les absurdités de l’orthographe française, tant elles sont diverses et variées. Citons-en simplement une, celle des lettres doubles : pourquoi rationnel et constitutionnel d’un côté, mais de l’autre rationalité (avec un seul -n) et constitutionnalité (avec deux ­-n) ? Il ne serait pas mauvais d’introduire dans cette affaire un peu de cohérence.

Seulement, le mal – si mal il y a – est en fait plus profond. Lorsqu’on évoque une simplification de l’orthographe en français, on rêve, qu’on le dise ou non, d’une relation que les mathématiciens appelleraient bijective, autrement dit d’un système où chaque son serait traduit à l’écrit par un signe et un seul, lequel ne serait en retour appliqué qu’à ce seul son (arrière, par exemple, ce c qui tantôt se prononce s et tantôt !). Mais ce bel idéal de simplicité se heurte d’emblée au moins à deux obstacles majeurs. Le premier, c’est l’insuffisance de l’alphabet français hérité du latin. Vingt-six signes. Or les linguistes vous diront qu’il existe trente-sept sons différents dans la langue française. Il faudrait donc ajouter une dizaine de touches sur les claviers des ordinateurs pour tout transcrire rigoureusement… L’autre obstacle touche à la nature même de l’oral et de l’écrit. L’oral, par définition, ne se compose que de sons, mais l’écrit, en français, entend donner des informations supplémentaires, en particulier d’ordre historique. Le mot doigt, par exemple, pourrait très bien s’écrire doi, ou, mieux encore, dwa, si l’on ne vise que la prononciation. Ôtez donc ce g et ce t que je ne saurais voir ! Seulement, ce sont ce g et ce t qui nous disent la parenté entre le nom doigt et l’adjectif digital. Il y a sans doute, disons-le, beaucoup de conservatisme dans une telle « organisation », mais nous savons bien qu’il y a toujours eu un conservatisme fondamental dans cet esprit français qui se prétend toujours si révolutionnaire et, disons-le tout aussi franchement, ce conservatisme ne laisse pas d’être fort utile pour certains aspects de la langue, en particulier lorsqu’il s’agit de faire un tri dans l’avalanche des mots qui se prononcent de la même façon. Seriez-vous prêt à admettre la même graphie pour sain, saint, cinq, ceint, sein ? pour mettre et pour maître ? pour lire et pour lyre ?

Sans parler de la question des accents régionaux. Nous savons bien, par exemple, que la différence de prononciation entre pomme et paume n’est pas aussi nette d’une région à l’autre. Les sinologues vous expliqueront que l’unité de la Chine tient en grande partie à son alphabet écrit, les différences de prononciation étant telles d’une région à l’autre que deux Chinois, tout en parlant « la même langue », peuvent très bien ne pas se comprendre du tout. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est peut-être dans son orthographe torturée que la France trouve le point de ralliement qu’elle ne trouve pas dans ses quatre cents fromages.

On se trompe lorsqu’on rêve d’une orthographe française qui suivrait le modèle bijectif italien ou espagnol parce qu’on ne saurait faire abstraction de l’Histoire. L’italien et l’espagnol ont pu s’offrir leur simplicité intrinsèque parce qu’ils sont en gros le fruit d’une évolution « naturelle » du latin. Le français, lui, a la particularité d’être le résultat d’un méli-mélo entre le gallo-romain et la langue des envahisseurs francs, méli-mélo d’autant plus méli-mélique que, en l’occurrence et contrairement aux habitudes, les envahisseurs, loin d’imposer leur langue, se sont mis à parler – plus ou moins bien – la langue des envahis.

On l’aura donc compris, l’essai de Bernard Cerquiglini À qui la faute ? est souvent frustrant puisqu’il nous prouve qu’il est impossible de véritablement modifier un état des lieux à bien des égards très insatisfaisant, mais on y trouve le plaisir qu’ont dû éprouver les mathématiciens le jour où l’un d’entre eux réussit à démontrer que le postulat d’Euclide ne pouvait être démontré.

FAL

Bernard Cerquiglini, À qui la faute ? – L’impossible (mais nécessaire) réforme de l’orthographe, Gallimard Folio Essais n° 716, août 2025, 160 pages, 7 euros.

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