Franquin – Les Secrets d’une œuvre

La création par la bande

Il n’est pas surprenant que Bob Garcia, ayant publié une quinzaine d’ouvrages sur Hergé, ait un jour éprouvé le désir de changer son fusil d’épaule, sans toutefois s’éloigner totalement de son champ d’investigation bédéique. Il propose donc aujourd’hui un Franquin – Les Secrets d’une œuvre.

Admiré par les professionnels de la profession — il fallait voir avec quelle déférence s’adressaient à lui, lors d’un Salon du Livre il y a quarante ans, ses confrères auteurs de bandes dessinées —, Franquin est finalement assez peu connu du grand public, qui l’associe bien évidemment à Spirou et à Gaston Lagaffe, mais qui ignore souvent l’étendue et la diversité de sa production (probablement supérieure à celle d’Hergé) : à côté de ses planches drôles, il y eut aussi ce recueil intitulé Idées noires et qui, nonobstant ses dénégations, semblait tout entier marqué au coin du désespoir.

C’est sans doute pour insister sur cette « polyvalence » que Bob Garcia a conçu son livre, non pas comme une biographie traditionnelle, mais comme un catalogue chronologique de toutes les publications, de tous les albums à la création desquels Franquin avait de près ou de loin contribué. Le travail de Garcia a à bien des égards l’allure d’une thèse universitaire. Chaque chapitre commence par un bref résumé de l’histoire ou de l’album auquel il est consacré, mais se poursuit par un nombre impressionnant de références à tous les éléments — historiques, privés ou simplement anecdotiques — dans lesquels Franquin a pu puiser son inspiration. Qu’on en juge par exemple par ces quelques lignes extraites des pages traitant de l’album (publié en 1954) Les Voleurs du Marsupilami :

« Comme à son habitude, Franquin crée un mot valise pour le cirque Zabaglione, dans lequel on devine le nom de Zavatta et de Bouglione. Achille Zavatta s’est rendu célèbre dans les années 1930 avec son numéro de clown et ses pantomimes. De 1947 à 1951, il dirige un grand chapiteau, le Bostok Circus, puis le zoo Circus. La famille Bouglione, quant à elle, est célèbre de longue date dans le monde circassien en France. Elle acquiert le Cirque d’Hiver en 1934, où se produit en particulier le cirque Bouglione. […] /  Et pour Georges Salmon [maquettiste de Franquin pour la série Spirou et Fantasio], il ne fait aucun doute que le zoo est celui d’Anvers. L’entrée représentée par Franquin (p. 15) évoque en effet ses deux gros piliers surmontés de sculptures d’animaux. »

Les mauvais esprits diront sans doute qu’il est difficile de lire d’une traite plus de trois cents pages composées de notules du même acabit, et toutes les recherches de Bob Garcia auraient semblé parfaitement superfétatoires aux critiques littéraires des années soixante-dix, qui soutenaient que l’œuvre doit uniquement s’expliquer par l’œuvre elle-même et qu’on n’a pas besoin de savoir si Balzac s’était inspiré de Monsieur Tartempion ou de Monsieur Tartemuche pour écrire Le Colonel Chabert. Mais un tel intégrisme n’est heureusement plus de mise aujourd’hui et un ouvrage tel que ce Franquin présente au moins deux intérêts. C’est d’abord, sinon un véritable manuel d’histoire contemporaine, du moins un travelogue temporel à travers plusieurs décennies et certains événements majeurs qui les ont ponctuées : par exemple, l’invasion des panneaux publicitaires dans certaines planches ne fait que refléter la multiplication des publicités pour la lessive à partir d’une certaine époque. Et cela nous conduit à un second aspect, à savoir la question, bien sûr insoluble, de la création. Franquin assurait qu’il ne mettait pratiquement jamais les pieds au bureau et qu’il s’était borné à imaginer l’environnement dans lequel travaille Gaston, et, inversement, tous les spectateurs qui ont vu Les Oiseaux d’Hitchcock n’en ont pas pour autant eu l’idée d’un gag pour une (més)aventure de Gaston. Mais c’est bien parce qu’il avait vu Les Oiseaux que Franquin a imaginé un épisode de la vie de son héros. Bob Garcia nous rappelle cette évidence souvent oubliée : la création prend très souvent des chemins obliques, mais il n’y a pas de création ex nihilo.

FAL

Bob Garcia, Franquin – Les Secrets d’une œuvre, Éditions du Rocher, janvier 2024, 19,90 euros.    

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