Abraham ou la cinquième alliance de Boualem Sansal

Boualem Sansal aimerait que l’avenir appartienne à la science : « On voit bien qu’il n’y a plus rien à attendre des religions, de la Bible, du Coran ou des Veda » dit-t-il. En même temps, il estime fausse la conception d’un temps linéaire dessinant la flèche d’un progrès. Il croit retrouver dans l’histoire l’existence d’un temps circulaire garantissant l’éternel retour du pire – comme du meilleur annoncé mais qui tarde à venir :

les guerres vont et viennent sur terre comme les saisons. Il en est qui durent un temps et d’autres qui s’éternisent et bouleversent le monde.

Son roman Abraham ou la cinquième alliance s’inscrit dans ce temps circulaire : des illuminés décident de répéter la geste du patriarche, dans l’espoir d’une nouvelle alliance avec un dieu qui apportera la paix sur terre… Hélas le vicieux de l’affaire tient à la promesse divine : le dieu a promis que la postérité d’Abraham connaitra l’Alliance, et le paradis sur terre… la postérité… mais dans combien de générations à venir ? Dix ? cent ? Mille… Le dieu a laissé planer un doute… en attendant reste l’espoir – qui fait vivre, comme on sait. Puisque « ce qui est écrit doit arriver » …

L’avenir serait ce qui fut écrit

Nous voilà donc embarqués dans une fable. En 1916, dans une ville coincée entre le Tigre et l’Euphrate, non loin de l’antique cité d’Ur où naquit Abraham en 1812 avant l’ère commune, et dont il ne reste que ruines, un père décide que son fils Ibrahim sera un nouvel Abraham. Par fidélité à la légende, il le surnomme Abram, qui fut le nom du premier patriarche tant qu’il n’eut pas d’enfant de Saraï (Safia de son vrai nom), et s’affuble du nom de Terah, celui du père d’Abraham.

Pour qu’une alliance avec le dieu soit renouvelée, pour la cinquième fois, il faut exactement répéter l’histoire d’Abraham. Ce qui nous donne à entendre que du point de vue religieux l’avenir n’est que la répétition du passé. On sait que Boualem Sansal ne s’est pas fait que des amis chez les islamistes ; pas plus au gouvernement algérien qu’il qualifia de « socialisme tortionnaire. Ce qui ne plaira pas non plus à leurs adeptes, c’est la manière dont Sansal assemble les trois religions du livre : Abraham est leur patriarche commun, elles forment une histoire unique, ne reconnaître entre elles que de légères variations permettrait d’éviter les croisades d’hier et d’aujourd’hui. 

Le père Terah, son fils Abram et leur clan refont donc le périple de leur ancêtre. Le but : rejoindre Canaan où le dieu renouera l’Alliance. Pendant que la guerre de 1914-18 fait rage. L’empire ottoman s’écroule, anglais et français se disputent les territoires, les clans arabes s’allient aux et aux autres selon les opportunités. C’est la fin d’un monde, les conflits intestins ressurgissent. Sous couvert de la langue arabe et de la religion musulmane, au temps de l’occupation ottomane, des peuples divers se toléraient, Boualem Sansal en dresse la liste : mitannien, assyrien, chaldéen, phénicien, hébreu, nubien, maobite, édomite, égyptien, mariote, babylonien, amorite, cananéen, arabe, jébuséen, samaritain, kurde, akkadien – sans compter les arméniens, druses, zoroastriens, coptes, grecs, etc. Depuis toujours, le Machrek est une poudrière.

Canaan retrouvé et perdu

Partant d’Ur, la guerre oblige Abram à un détour qui va durer plus de vingt ans. Il remonte au nord jusqu’à Harran, dans l’actuelle Turquie, où le clan séjourne pendant quelques années. Puis redescend jusqu’à Beersheba, aux portes du désert du Neguev. Dans son récit, Abram passe sous silence les aspects troubles de l’histoire : il rappelle que, ayant le même père, Abraham et Sarah sont incestueux, au moins à demi. Qu’en est-il de lui et de sa femme ? « Je ne dirai rien de la deuxième partie de la genèse », dit-il. Ce qui lui évite de prostituer sa femme, comme l’avait fait Abraham offrant Sarah au pharaon puis au roi Abimélek avec qui il avait fait alliance. On ne saura pas si les deux filles du Loth nouveau, le neveu d’Abram, font l’amour avec leur père après l’avoir enivré… autres temps, autres mœurs. Le temps ne serait donc pas tout à fait circulaire ?    

Abram meurt en paix, respecté de tous, dans les années 1950. En le suivant dans sa pérégrination, nous avons revisité l’histoire du Moyen Orient. Il est obligé de constater que la nouvelle genèse n’est pas advenue… « L’ordre inique est toujours là, constate Abram, avec ses dieux païens, belliqueux et cruels, son veau d’Or, ses prêtres fous, ses princes pleins de morgue, ses esclaves moutonniers, crevant à la chaîne ».

Il n’empêche : « ce qui est écrit doit arriver, il en a toujours été ainsi » … Plutôt que vitupérer, Boualem Sansal expose simplement les faits…

Mathias Lair

Boualem Sansal, Abraham, ou La cinquième Alliance, Gallimard, « Folio », janvier 2024, 352 pages, 9,40 euros

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