Brasse papillon: le roman d’un collabo d’Yves Pourcher

Dire Vichy sera toujours descendre et s’embourber, certain de n’y comprendre mais au terrier des Merveilles, Auprès d’Alice, corps blessé, âme avilie, répéter après Barrès :

La France, une certaine idée…

Murmurer  avec le Général :

La France n’est pas cette princesse endormie que le génie de la libération viendra doucement réveiller. La France est une captive torturée qui, sous les coups, dans son cachot, a mesuré une fois pour toutes les causes de ses malheurs comme l’infamie de ses tyrans.

Pour tâcher d’appréhender l’étrange État que fut de facto le gouvernement légal de Vichy,  le roman n’est pas la plus méchante méthode et celui-ci qui commence en 1929 et se poursuit jusque dans les années noires,  pas un allié méprisable, autant par ce qu’il tait que par ce qu’il montre.

Sa force ?  Avoir  élu un milieu,  qui ne saurait, considérée la place prépondérante de la noble activité dans les gouvernements fascistes ou à tendances fascistoïdes demeurer neutre.  

À chaque médaille son revers, le cas de le dire.

Brasse papillon oblige,  il s’agit de natation…  À cette heure, nage olympique encore mal calibrée, la brasse se nage autant en bras-papillon qu’en brasse classique,  augmentant de manière assez considérable les temps et les  records. En filigrane, le mano a mano de deux athlètes, Cartonnet dit Carton – né en 1911-  et Nakache – 1915- , l’un, à Boulogne sur mer et l’autre à Constantine, l’un aryen et milicien et l’autre juif d’Algérie. L’un partisan de la tradition :

Il existe cependant une autre brasse surnommée “brasse papillon”, parce que les bras, semblables à deux ailes, reviennent à leur point d’attaque en passant dans l’air. En sprint, cette méthode a donné d’excellents résultats, notamment avec John Higgins (USA). Elle réclame des efforts trop violents et peut amener des troubles cardiaques. La brasse orthodoxe reprendra le pas, sans nul doute, sur cette “fantaisie” américaine. Il faut reconnaître que s’il n’y avait pas eu de champions capables de donner la réplique à Higgins, elle eût pu, peut-être, supplanter notre brasse orthodoxe. À notre avis, cette méthode n’est pas à recommander.

L’autre soucieux d’améliorer sa performance et de rivaliser avec John Higgins, qui 12 ans durant,  conservera le record mondial !

Yves Pourcher, universitaire spécialiste de la période, a choisi de placer son focus sur l’étrange Jacques Cartonnet, enfant naturel, béni des dieux, beau gosse, doté d’une musculature d’exception, hélas – nobody is perfect-  affublé d’un caractère ou « mental » comme les entraîneurs se plaisent à nommer l’ensemble des forces psychiques destinées à faire d’un élément prometteur un champion, quelque peu défaillant. Pourcher ira jusqu’à se persuader que Cartonnet n’aime pas nager.

En revanche, Cartonnet se plaît à faire la fête, même les veilles de compétition. Parfois, son insouciance –  indolence ? – le conduit à omettre de se présenter le jour dit.

Nakache, juif de muscles, est d’un tout autre profil. Nager,  bien avant son séjour à Auschwitz, équivalait déjà  à sauver sa peau. Pas l’enfant de la misère certes mais pas celui de l’opulence. À la maison : onze enfants en quête d’avenir. Pour lui la question est réglée, depuis que ce garçon phobique de l’eau a appris tardivement à nager il fera tomber des records ….  

Pas moins bégé que son rival, du moins dans la catégorie Monsieur Muscles, il n’aura pas l’heure de séduire Julien Green et de fréquenter le cercle de l’étrange Monsieur Renatour, homme de lettres, député de Bourgogne, collabo bon teint, résistant de la dernière heure et futur maire d’Auxerre, mais épousera tout simplement comme dans un film populaire une jeune Constantinoise qui comme lui se destinait à devenir professeur de sport.

Plus que deux classes sociales, deux univers les séparent.  

Contrairement  à la plupart de ses camarades, Carton s’intéresse à la politique. Il rejoint dès 1936 le parti de Doriot, tient la rubrique des sports dans les organes de presse les plus engagés de “Liberté” à “Je suis partout”. Sous l’Occupation, il entre dans la Milice et n’hésite pas à donner la main aux exactions antijuives – pour cela, Vichy, qui n’en est pas à une contradiction près, l’enverra même calmer ses ardeurs un mois au camp de Noé d’où partirent vers la mort républicains espagnols et juifs.

Les régimes totalitaires toujours de l’étoffe dont sont faits les rêves qui à l’aube se transforment en cauchemar, pour cela qu’il est si difficile de les appréhender.

Carton accompagnera même Céline, Le Vigan, le chat Bébert et l’étrange petite troupe de Puppen à Sigmaringen où il tiendra le poste de Secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports dans le gouvernement Brinon avant de se réfugier en Italie, être arrêté, s’évader menottes aux mains au moment de monter dans l’avion qui devait le conduire à sa condamnation à mort, avant de disparaître un long moment, grâces soient rendues à « la filière du Vatican » ,  et  de reparaître dans les années 50 dans les pages sportives sous le titre d’entraîneur d’un club de province. Ses biographes ignorent encore et la date précise et les circonstances de sa mort tardive dans les années 70. Nakache mourra à la fraîche, d’un malaise, alors qu’il nageait comme chaque matin dans le port de Cerbères. Sur sa tombe au cimetière marin de Sète on peut lire son nom, ceux de Paule Elbaz, épouse Nakache,  disparue à Auschwitz et d’Annie Nakache deux ans, enterrée vive.

Seul Nakache reviendra.

Détail sans importance ou pas, Carton appartient à la “race maudite”, très présente dans les rangs des fascistes et pourtant persécutée sous le nazisme, redoublant l’ambiguïté de la période  – triangle rose et fascistes épris des corps musclés.

Abel Bonnard, bisexuel, poète ayant eu des maîtresses et pourtant surnommé Gestapette, Abetz Bonnard ou La Belle Bonnard, ministre de l’éducation dès 1942 d’un gouvernement qui verra partir, sans un mot, le jeune Robert Hugues-Lambert, acteur et interprète d’un biopic consacré à Mermoz, l’un des rares films au substrat collaborationniste de la période….  

Triste histoire :  en sortant d’une séance de photo au studio Harcourt.

En France on ne peut être acteur si l’on n’a pas été photographié par les studios Harcourt, remarquera Barthes.

Du Studio Harcourt donc aux camps, une station, le Sans Souci où le passant se fera arrêter pour « oisiveté », que les régimes totalitaires savent “mère de tous les vices” ou homosexualité…  Quelle que fût la raison de cette arrestation, l’interprète de Mermoz, bientôt épinglé triangle rouge (politique) ne reviendra pas. Le film,  n’étant pas encore terminé, Henri Vidal, l’Apollon de l’année, lui prêtera sa silhouette. La voix ne collait  pas. Qu’à cela ne tienne ! Autorisation accordée sur le champ, une petite équipe s’empressa de lui tendre, par-delà les grilles du camp de Royallieu, une perche et un micro afin qu’il  enregistre les dernières répliques du film qui sortira en 1943, en l’absence non remarquée du protagoniste principal…

Personne ne tentera de le faire libérer.

Après plusieurs séjours  germano-polonais, Hugues-Lambert mourra d’épuisement au camp de Gross-Rosen, le 5 mars 1945, sans avoir résisté  mais collaboré autant intellectuellement qu’horizontalement !  Le hasard  lui fit rencontrer le jeune François Francen, l’enfant naturel de Mary Marquet et de Firmin Gémier, reconnu par le merveilleux Victor Francen, un gamin malheureux qui avait eu le malheur de confier à sa mère être entré en Résistance !  Imprudente, la Diva, croyant sauver son fils, en avait  hâté l’arrestation ! Pire, le protégeant à distance, elle l’avait rendu suspect aux yeux des médecins du camp – des prisonniers – qui le croyant mouchard,  l’avait terminé d’une piqûre au lieu de le soigner.  Il ne suffisait pas de dîner de choucroute et de vins du Rhin ces années-là… Il fallait de la chance. Dans la paix comme dans la guerre, la vie répond mal aux schémas, aux statistiques et aux courbes, plus réceptive aux vibrations de la roue de Fortune.

Il serait important de savoir si Carton a subi des pressions ou pas… s’évertuer à comprendre les raisons secrètes qui faisaient de l’un un délinquant et de l’autre un homme honorable.

Songeant à la période, je me remémore toujours l’entretien de Fritz Lang avec Herr Doctor Goebbels, l’invitant à devenir le cinéaste officiel du Reich. Je l’entends, il murmure : mes origines et en retour, la voix du nabot, susurrant « c’est nous qui décidons qui est juif » et m’amuse toujours à me représenter Lang, trempé de sueur, battant le pavé, attendant, dansant d’un pied sur l’autre, l’ouverture de la banque pour en sortir ce qui se pouvait, courir boucler sa valise et monter dans le premier train à direction de Paris,  la boule au ventre, jusqu’au passage de la frontière. C’est « nous » qui décidons qui est juif et qui ne l’est pas. De la même manière,  je me souviens de Jean Borotra emmenant sous l’Occupation Nakache en tournée en Afrique du Nord et lui faisant l’honneur de hisser le drapeau avant chaque compétition…. Comme je me souviens que le club des Dauphins de Toulouse a refusé de participer aux compétitions où la présence de Nakache était refusée pour cause d’impureté raciale avant le jour fatal du 20 novembre 1943 où la police française était venue l’arrêter, lui, sa femme et son bébé.

Le livre de Pourcher est excellent en ceci qu’il ne s’évertue en aucunes façons à amoindrir les troubles de perception et de compréhension du lecteur, à l’instar de cet autre merveilleux opus que demeure Laissez-passer de Bertrand Tavernier où le spectateur est convié, outre à découvrir l’existence et l’œuvre de Jean Devaivre – je vous recommande sa Dame de onze heures-  à se frayer un chemin dans les eaux bourbeuses du collabo-résistancialisme et à admettre que,  sous contrat ou pas avec la Bochie, le cinéma français a su fournir l’anti poison nécessaire à la survie en terre hostile, aussi que les Résistants se cachaient sous de bien curieux oripeaux…. à la suite de Diderot,  le moyen,  en semblables périodes,  de démêler si l’homme est bon ou méchant !

Tous les juifs vous affirmeront que Carton a dénoncé Nakache. Or de ce crime, il n’existe aucune preuve. Deux autres nageurs ont pu croire à leur chance, Nakache dégagé. La pression de la compétition…. la fureur de la gagne ?

Ou alors, si seule la brasse papillon et le refus de Carton d’en user et celui de Nakache de revenir à la brasse orthodoxe,  de cette horreur,  avait été la cause ?

L’Occupation a ceci de fascinant que beaucoup sont partis au pays dont personne ne revient tout à fait pour un sourire refusé – l’histoire de cet ado amoureux d’une voisine qui lui préférait un camarade juif ! -, un appartement à occuper, un mariage que les parents ne désiraient pas….

Là et seulement là, en ces périodes “troublées” que la vie se fait véritablement roman ou tragédie quand le vrai dépasse de cent coudées la fiction et où la médiocrité rivalise avec l’héroïsme… En blanc et noir, la zone grise de Primo Lévi, en blanc et noir, collaboration, épuration, grâces et condamnations, sous le signe du seul principe d’Incertitude.  

Pourcher a choisi de donner la parole à quatorze personnages – la plupart, Georges Hermant, entraîneur national ; Jean Taris, champion du monde et médaillé olympique ; Alfred Schoebel, champion de France ; Alfred Nakache, champion d’Europe et du monde ; Roland Pallard, champion de France ; Émile-Georges Drigny, président de la Fédération internationale de natation ; Gabriel Ders, président des Dauphins du TOEC ; Robert-Émile Bré, journaliste sportif à Match, réels.

 D’autres,  René  Mouly, inspecteur de Police Judiciaire à la 8e brigade mobile de Toulouse. Lucien Bonnefoy, rédacteur de 2e classe au Commissariat régional aux questions juives de Toulouse, puis rédacteur en chef à Montauban. Edgar-Maurice Wolf, professeur agrégé de philosophie et disciple de Lavater à ses heures. Louis Peyras, photographe. Fred, Cameraman,  Gaumont Pathé sont fictifs et cet exquis procédé, ce savant mélange dont le Barrès des Déracinés fut l’inventeur fait ici mouche et merveilles.  

Tous ces personnages,  fictifs ou réels,  parlent la langue des archives…celle des coachs et des nageurs, des fonctionnaires et des philosophes, donnant au fameux exercice dit de non fiction, cette densité particulière des grands documentaires, Le chagrin et la pitié par exemple, replongeant le lecteur dans le bain :  en compétition, à l’entraînement,  comme dans les officines du pouvoir, l’étroitesse des commissariats …  jusqu’à cette interdiction de molester la classe de la population qu’on enverra sans ciller aux Enfers après lui avoir coupé les moyens de vivre.

Ici pas de narrateur omniscient – ce qui convient à la période – simplement une énième balade en eaux troubles, tempérée par la consolation que procure la pratique de la nage en boite, un plaisir très particulier,  que celui de suivre des lignes noires ou bleues au fond d’un bassin, se retourner,  le plus rapidement possible et de poursuivre cette même ligne, effectuant un voyage tout intérieur, car en définitive, il ne s’agit, à chaque aller-retour, que d’améliorer ses performances, son temps, sa technique, son style et dans le cas du philosophe, nageur amateur, de trouver un semblant de paix intérieure.  

Est-ce vraiment important de découvrir qui a contraint Nakache à devenir le nageur d’Auschwitz, celui qui nagera en compagnie de Noah Krieger dans les bassins souillés du camp, pour prouver aux nazis,  qu’un champion,  juif ou pas,  reste un champion ? …

Sans doute,  la plus belle des victoires que celle de ce juif de muscles,  chassant le cloporte qui fut Grégoire Samsa, frère du binoclard, érigé en idéal-type par Sartre qui s’est toujours trompé,  dans sa Question juive.  Peut-être le sens profond du mot de Kafka :

 Aujourd’hui déclaration de guerre.  Après-midi piscine.

Champion de jeûne, Nakache reviendra sur les podiums. Il ne sera plus, la Vérité si je mens ! ,  champion du monde mais aura dès son retour repris l’entraînement…

Curieusement ou destinalement, Nakache mourra en mer comme pour donner raison à sa phobie initiale de l’eau…. comme si cette phobie avait été le signe, qu’il ne devait pas entrer dans l’eau, devenir Alfred Nakache le magnifique :  ne pas monter à Paris, se rendre à Toulouse, se faire remarquer, faire des envieux, mais demeurer à Constantine où Paule,  Annie et les enfants à naître de cet amour-là, auraient vécu dans l’ombre jusqu’à l’heure marquée de la décolonisation et se seraient fondus dans la masse fredonnant les soirs de spleen “Le café des délices”  ou se passant en boucle Clair de terre de Guy Gilles, peut-être sans doute le plus beau film jamais dédié à la mélancolie de l’exilé….  

L’écriture et la monstration d’un cold case, comme c’est le cas dans la Nuit du 12, l’excellent film de Dominik Moll, a pour fonction de nous mettre en présence des différents possibles coupables et de nous offrir,  à peu de frais, ce frisson très particulier que constitue  le principe d’incertitude, présidant aux destinées :  l’exacte nature, meuble il va sans dire, du sol sous nos pieds en ce temps  nôtre de précautions et d’assurances inutiles !

Un livre comme porte battante…   Pas un livre qui enferme et conclut mais une énième balade dans les eaux troubles de Vichy, au cœur d’une fiction vraie qui avait nom « gouvernement légal de Vichy », sous armistice, dans un pays en proie et à la guerre civile et à la guerre contre l’Occupant.  

Si ces histoires vous passionnent, préférez mille fois cet ouvrage à celui de Renaud Leblond, quoique Le nageur d’Auschwitz ait été lauréat du Prix Antoine Blondin 2023, du prix « Sport Scriptum » du meilleur ouvrage littéraire sportif et finaliste du grand prix littéraire de la société des membres de la Légion d’Honneur.

Les bons sentiments ne font pas toujours de la bonne littérature et le procédé de roman-fiction exige  un minimum de maîtrise des codes romanesque. Ici il ne s’agit que de faire l’apologie de ce pont-aux-ânes que constituerait la foutue capacité de résilience…. Je veux bien croire Monsieur Boris  Cyrulnik mais pour avoir grandi dans un milieu dont un certain nombre de grandes personnes appartenaient à la race des survivants, je serai plus encline à croire à la destruction irréversible des psychismes qu’à la noble résilience….

 Et songeant à Nakache, dont le cœur a choisi de lâcher dans l’eau durant sa traversée quotidienne de la baie de Cerbère, petite ville frontalière avec l’Espagne,  pas très éloignée de Port Vendres où Walter Benjamin,  lassé de fuir, avait librement choisi le sommeil éternel,  il me paraît que de cauchemar qui fut occupation pour certains et pour d’autres le camp, les pays pas plus que les hommes ne reviennent….

J’ai donc été particulièrement été irritée par le « blabla » final de Leblond :

J’espère que ce roman contribuera, à sa manière, au devoir de mémoire et à la vigilance, plus que jamais nécessaire face à l’antisémitisme et à toute forme de racisme.  

Le livre de Damien Roger ne prétend pas davantage résoudre l’énigmatique fonctionnement de la machine à détruire  le juif et les méandres de la vie française au temps du Maréchal. Il se contente de porter à notre connaissance le sort de celles à qui il donne le nom “d’aryennes d’honneur “ : ces pauvres petites filles riches, ces jeunes femmes juives, nées dans de riches familles qui épousèrent des goïms désargentés.  

On connaissait Lisette de Brinon, née Jeanne Louise Rachel Frank, nièce du génial Henri Frank, normalien, poète, auteur de La danse devant l’Arche, ami d’Anna de Noailles et du pauvre Charles Demande neveu de Barrès qui, par amour pour une femme poète qui ne lui avait rien promis, se suicida, qui elle s’en tira, quoiqu’elle ait suivi son mari Fernand jusqu’à Sigmaringen mais pas Marie-Louise de Chasseloup-Laubat, Lucie de Langlade et Suzanne d’Aramon….

Sarah Vajda

Yves Pourcher, Brasse papillon, le roman d’un collabo, Gaussen, septembre 2021, 288 pages, 20 euros.

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