C’était Kubrick, par son ami Michael Herr
Pour les gens d’une certaine génération, Michael Herr est une légende. Il est notamment l’auteur de Putain de mort (Dispatches), référence absolue concernant la guerre du Vietnam, qui servit à la fabrication d’Apocalypse Now. « Les récits de guerre ne sont en fait rien d’autre que les histoires des gens. », estimait-il avec raison.
Herr savait manier la plume et poser son regard où il fallait, refusant toute concession et toute intimidation. Sa mort, en 2016, est passée trop inaperçue parce que le talent dérange quand il atteint cette qualité. Si l’on veut passer à une fausse forme de postérité, mieux être un scribouillard bien vu en cour qu’un bourlingueur qui prend des risques au quotidien. Les carrières se font dans les salons, la qualité se construit sur le terrain.
un ami de Stanley Kubrick
Or Herr fut un ami de Stanley Kubrick. Ils collaborèrent sur le scénario de Full Metal Jacket. Il se retrouva, donc, en première ligne pour observer le génial cinéaste, véritable ogre à la recherche constante de nouvelles informations.
Bien entendu, le portrait proposé est brut de décoffrage. C’est la vision d’Herr. À la fois admirative et dubitative. Il était parfaitement conscient des défauts et des excès dont souffrait son « ami » — si tant est que l’on put être véritablement ami avec un homme qui traitait de cent sujets différents dans une même conversation et qui après, vous avoir appelé dix fois dans la même nuit, pouvait vous oublier des mois durant.
Pour preuve que Michael Herr a parfaitement compris le bonhomme et les rapports qu’il provoquait autour de lui, voici un extrait :
Stanley avait un cycle de vie bien à lui. On peut en suivre les différentes étapes à la lumière de séries d’interviews — souvent d’acteurs, mais pas toujours — s’étalant généralement sur plusieurs années : dans un premier temps, les gens se sentent si honorés de travailler avec Stanley ; ils feraient tout au monde pour ça, c’est un tel privilège qu’ils pourraient même le faire gratuitement. Puis ils travaillent avec Stanley, et vivent un enfer auquel rien ne les avait préparés dans leur carrière, ils se disent qu’ils ont été dingues d’accepter et qu’ils préféreraient mourir plutôt que de collaborer de nouveau avec ce maniaque obsessionnel. Mais une fois que l’eau a coulé sous les ponts, que l’épuisement profond dans lequel les avait laissés l’intensité de l’expérience s’est estompé, ils seraient prêts à tout pour refaire un film avec lui. Pour le restant de leur vie professionnelle, ils aspirent à travailler avec quelqu’un qui serait aussi soigneux que Stanley, quelqu’un dont ils auraient quelque chose à apprendre.
Inutile de préciser la qualité de l’écriture de cet ouvrage. Les mots inutiles sont relégués aux oubliettes, les phrases creuses sont laminées avant d’apparaitre sur la feuille, les platitudes sont interdites de séjour.
tant d’enthousiasme
Je suis, pourtant, loin de partager tous les enthousiasmes de Michael Herr. En dépit de son talent, il ne parviendra jamais à me convaincre qu’Eyes Wide Shut est le plus grand film dois confesser que je me suis royalement emmerdé lors de sa vision… et que je n’ai aucune envie de le revoir. Shame on me.
J’en profite pour glisser une anecdote personnelle qui me lie (de façon très, très, lointaine !) à Kubrick. À la sortie de Full Metal Jacket j’avais rédigé une critique pour le magazine auquel je collaborais. Peu de jours après sa parution, mon contact à la Warner, me téléphona pour me demander de lui envoyer mon texte. Cela ne me posait aucun problème, mais, par acquit de conscience, je lui demandai : dans quel but ? Il me répondit tout naturellement : parce que Stanley Kubrick lit toutes les critiques émanant du monde entier. Toutes ? Oui, me confirma-t-il, absolument toutes. Quitte à se les faire traduire… Et je me laisse encore à imaginer que Mr Kubrick a lu ma prose !… Il n’a pas été jusqu’à m’écrire ce qu’il en a pensé…
Bref, toute personne qui s’intéresse de près ou de loin à Kubrick — donc, toute personne qui s’intéresse au cinéma ! — se doit de se plonger dans C’était Kubrick, un ouvrage passionnant. Qui, parce que bien écrit, se lit comme une flèche. Rares sont les livres sur le cinéma qui s’avèrent indispensables. Celui-ci en fait partie.
Philippe Bertrand
Michael Herr, C’était Kubrick, traduit de l’anglais (États-Unis) par Erwann Lameignère, Editions Séguier, mai 2021, 109 pages, 14,90 eur