« Friedkin Connection », les mémoires d’un cinéaste de légende

« En 1943, j’avais huit ans, mais la guerre ne m’effrayait pas. Mon véritable ennemi n’était pas les Allemands ou les Japonais, mais Mlle Sullivan, la principale de l’école. Je me souviens d’elle rentrant en trombe dans les salles de classe et se saisissant d’un élève indiscipliné pour le suspendre par le col de sa chemise dans le vestiaire derrière le tableau noir où il fallait rester jusqu’à la fin du cours. Parfois nous étions deux ou trois à rester ensemble suspendus en silence dans le placard. »

Tout petit déjà, William Friedkin était un garnement, faisant pleurer sa mère au commissariat. Une fois devenu grand, à Hollywood, il est resté un garnement, faisant pleurer de rage ses producteurs…

Les éditions du Seuil viennent de rééditer au format poche son excellente autobiographie, d’abord parue en 2014 chez La Martinière. Pour ceux qui connaissent et apprécient les films de Friedkin, l’intérêt de cette autobiographie va de soi. Quel cinéphile n’a pas envie de connaître les coulisses de films aussi déjantés et explosifs que French Connection, L’Exorciste, Cruising, Le Convoi de la peur ou Police Fédérale Los Angeles ? Mais la vie de Friedkin est suffisamment riche en péripéties pour fasciner n’importe quel lecteur.

On peut s’en douter en regardant ses films : William Friedkin est une véritable tête brûlée, qui casse tout sur son passage, quitte à se détruire lui-même. Pour nous mettre dans l’ambiance, le cinéaste livre en avant-propos une anecdote : comment, au début des années quatre-vingts, alors qu’il est au faîte de sa réputation, il jette à la poubelle les peintures que lui a envoyé un jeune fan… un certain Basquiat.

L’insolence et la mégalomanie, Friedkin les connaît bien, lui qui a « pété les plombs » après le triomphe absolu de L’Exorciste au box-office, se comportant ensuite en véritable dictateur sur le tournage du film suivant, Le Convoi de la peur :

« Sur le tournage, au petit matin, dès que l’hélicoptère de Friedkin se pointait à l’horizon, les techniciens se taisaient subitement… » (Bruno Kremer).

William Friedkin et Linda Lair sur le tournage de « L’Exorciste » (1974)

Pourtant, à aucun moment du livre, nous n’avons envie de traiter Friedkin de sale type. En effet, le cinéaste est le premier à se moquer de lui-même et à dénoncer ses travers, souvent de manière hilarante. Arrivé dans le vieil âge, revenu de tous les échecs, de toutes les souffrances physiques (il est déjà « mort » deux fois, trahi par son cœur), Friedkin a compris que la vie est un fleuve en crue qui enfonce tout sur son passage, nous ballottant comme de vulgaires bouts de bois. Alors autant se laisser porter par son flux et ne pas être trop sévères avec nous-mêmes. Ses origines slaves lui ont donné un tempérament passionné et jusqu’au-boutiste, tour à tour enthousiaste et ombrageux, tiraillé entre le Bien et le Mal, et il n’y peut rien. C’est ainsi que Friedkin a foncé tête baissée dans tout ce qu’il a entrepris, y compris, à l’âge de soixante ans, la mise en scène d’opéras prestigieux alors qu’il n’en avait jamais vu un seul de sa vie !

Malgré une dernière partie de carrière décevante (je dirais à partir de La Nurse, en 1990, dont il ne prend même pas la peine de parler ; ce qui est dommage), Friedkin restera dans l’histoire du cinéma pour son réalisme cru, sans concessions, même dans un récit surnaturel comme L’Exorciste. C’est d’ailleurs comme ça qu’il a commencé : dans le documentaire brûlant, montrant un homme accusé de meurtre se débattre sourdement dans sa prison, contre le Mal qui est en lui et autour de lui.

William Friedkin et Gene Hackman sur le tournage de « The French Connection » (1972)

Dans un monde qui n’a plus de boussole morale, l’homme trompe son angoisse en se jetant la tête contre les murs. Servie par un montage toujours percutant, cette vision effrayante de l’Amérique innerve toute son œuvre : il s’agit pour Friedkin de montrer la violence et la folie de ses compatriotes le plus honnêtement possible, sans sentimentalisme.

Ce livre est totalement dans cette veine, mais avec le sens de la relativité, la sagesse du recul, que permet le grand âge.

Claude Monnier

William Friedkin, Friedkin Connection, Les Mémoires d’un cinéaste de légende, traduit de l’anglais (États-Unis) par Florent Loulendo, Points, 672 pages, mai 2017, 8,90 euros

Ce livre a reçu le prix du meilleur livre étranger sur le cinéma en 2014.

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