Segalen, l’exote de l’absolu

Editeur de son œuvre dans la prestigieuse collection de La Pléiade (1), Christian Doumet est le grand spécialiste du poète voyageur Victor Segalen (1878-1919). Il lui avait consacré, en 1996, le beau Passage des oiseaux pihis (Le Temps qu’il fait) qu’Arlea reprend dans une version revue. C’est tout sobrement Segalen., comme une invitation à entrer en relation avec le poète.

L’Exote absolu

Il y a trois écrivains ayant fait de l’exotisme leur marque de fabrique. Pierre Loti, bien qu’investi humainement dans la défense des autochotones et anticolonialiste, est un fanfaron du déguisement. Paul Claudel, lui, regarde le monde à travers les hautes fenêtres de son ambassade, pour avoir une impression d’Asie, malgré la vraie beauté de ses poèmes il n’y a pas de chaleur humaine — là non plus… — dans sa relation au monde. Segalen, c’est tout autre. Ayant connu le premier choc d’exote sur les traces de Gauguin aux Marquises, il s’embarque pour la Chine et décide de se coltiner au réel. Segalen a la main calleuse d’un artisan, d’un archéologue, Claudel l’a poisseuse, molle, de diplomate. Ce contact terrible pour Segalen, qui fait de la peau le seul organe capable de s’émouvoir au contact de son semblable, et les destins à jamais séparés. Car Segalen est le seul à se considérer lui comme exotique parmi les autres chez qui il entre, et non l’inverse. Ce terme d’exote forgé à cette intention dit seul tout d’un monde qu’il veut absorber, faire sien, en ayant une conscience initiale de son altérité — Segalen est grand lecteur de Rimbaud.

Segalen devient lui-même en arpentant la Chine, dont il mettra à jour un grand nombre de vestiges. Il apprend la langue, la graphie, l’art même de former des livres d’une seule grande feuille pliée. Et il rendra avec Stèles, puis Odes, un hommage appuyé à cette culture qui l’a si bellement nourri.

Un mystique du Réel

1909, 1914, 1917. Trois expéditions archéologiques qui mènent le médecin brestois aux confins du monde, au plus loin de ce qu’il fut. Ce rapport matériel à l’âme du pays va forger la sienne, et Segalen prend une dimension nouvelle en devenant de plus en plus chinois. Christian Doumet établit avec bonheur et intelligence une riche réciprocité de l’archéologie à la poésie, et cela devient une entrée possible pour comprendre la vie même et l’œuvre de celui qui, appuyé contre un arbre de sa chère forêt de Huelgoat, mourra, sans raison apparente, sinon une légère estafilade au mollet. La mort emporte ses secrets et laisse planer le possible d’un mystère lié lui-même à quelque excavation funéraire…

Ce n’est certainement pas le meilleur texte pour découvrir Segalen, parce qu’il exige une connaissance préalable, mais c’est une ode magnifique en prose poétique d’une grande tenue, qui ravira les connaisseurs et ouvrira cette œuvre exigeante sans être altière, somptueuse, à quelques happy few.

Loïc Di Stefano

Christian Doumet, Segalen, Arléa, octobre 2022, 100 pages, 9 euros

(1) On nous permettra de signaler que la bibliographie y est malheureusement incomplète…

Laisser un commentaire