Comparaison et déraison

Parmi les principaux facteurs de l’évolution d’une langue, il y a la paresse. Cette paresse qui fait par exemple qu’aujourd’hui — et nonobstant les affirmations du féminisme — la règle d’accord du participe passé est de moins en moins observée, y compris dans les cas les plus simples. Certains « grammairiens » vous expliquent d’ailleurs qu’on pourrait très bien s’en passer.

Mais il existe aussi un facteur inverse : le goût de la complication gratuite. Car, voyez-vous, il arrive que le bon peuple soit snob. Ainsi les Romains se mirent-ils à employer un plus-que-parfait du subjonctif là où un imparfait faisait fort bien l’affaire. Cela faisait sans doute plus genre.

On assiste depuis quelque temps en français à une prolifération de comparaisons inutiles et, littéralement, insignifiantes, leurs auteurs faisant fi de l’adage « comparaison n’est pas raison » et estimant sans doute que cet outil syntaxique est une preuve d’intelligence même quand on l’applique à des objets auxquels il ne convient pas.

Une comparaison est une opération qui ne vaut que si elle permet de faire surgir un rapport entre deux éléments relevant a priori de deux domaines différents, voire opposés. On pourra dire ainsi : « Il est aussi bête que prétentieux. » On lui pardonnerait sa prétention s’il était fin et subtil ; on fermerait les yeux sur sa bêtise si elle s’accompagnait d’une certaine humilité. Mais non, c’est tout le contraire. Autrement dit, une comparaison n’a sa raison d’être que si elle a pour base quelque chose qui s’apparente à un paradoxe.

Or la mode est de produire des comparaisons aussi idiotes que stupides. En voici trois, tirées d’un article récemment publié dans un grand journal du matin : 1. Une carrière aussi foisonnante que mouvementée. 2. Un assassin aussi cinglé qu’imprévisible. 3. Une call-girl aussi torturée que mystérieuse.

Va pour ce dernier, autrement dit pour cette dernière : on pourrait, à la rigueur, imaginer une call-girl torturée qui ne cesse d’exposer les motifs de son tourment, et donc dénuée de tout mystère. On peut donc éventuellement souligner la coexistence d’une âme torturée et d’une attitude mystérieuse. Mais un cinglé n’est-il pas par définition imprévisible, puisque la folie est le contraire de la raison, et rend donc impossible tout calcul ? Quant à la carrière, si elle est mouvementée, elle a toutes les chances d’être foisonnante — foisonnante est de la même famille que fusion et implique un certain méli-mélo —, et inversement.

Qu’eût-il donc fallu dire ? Eh bien, tout simplement, une carrière foisonnante et mouvementée ; un assassin cinglé et totalement imprévisible. Mais l’esprit shadok devait planer par là, qui disait : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Dans la rubrique « aberrations comparatives », il faut ajouter la manie frénétique de la comparaison inversée, celle qui nous fait lire, dans le supplément week-end du même grand journal : « cet écrivain doit autant à la littérature qu’au cinéma » quand il faudrait qu’on eût : « cet écrivain doit autant au cinéma qu’à la littérature », mais nous avons déjà dénoncé ce mal si souvent, et avec si peu d’effet, que nous pensons que ce cas est aussi incurable que désespéré.

FAL  

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