Comment raconter une histoire, du génie de Mark Twain


Si vous êtes de ceux qui toujours s’ébaubissent de voir qu’il n’est aucune activité humaine qu’hommes et femmes fassent de la même façon, et je ne parle pas ici de biologie mais de ces presque rien qui constituent l’infra-ordinaire des humains : mettre ou ôter son pull-over, croiser les jambes, manger, dormir, apparaître au dormant d’une porte ou demeurer à sa fenêtre, Comment raconter une histoire de Mark Twain est fait pour vous. 

Un chef-d’œuvre

Marc Twain n’est pas loin de la mort quand il compose, apostille à une œuvre impressionnante, les journaux apocryphes d’Adam et Ève. 

La manière dont ces deux là voient, interprètent et expriment le monde apparaît à Twain comme radicalement contraire. Fait constaté, l’arpenteur du réel, quoique vieux mâle hétérosexuel blanc issu d’un peuple génocideur, ne hiérarchise pas, constate seulement qu’en cette différence gîtait tout le sel de la vie.  

Bon à lire, à relire, en ces heures étranges, où chaque conduite se voit nommée construction sociale et cette vieille idée du dialogue nécessaire des intersubjectivités entre les êtres, bannie. Longtemps, l’homme et la femme, les clans, les villages, les peuples, les cités, les civilisations, dans la guerre comme dans la paix, l’amour et la haine, l’indifférence et la curiosité tentèrent, maladroits, de fabriquer un espace de passerelles et de ponts tramé, qui aujourd’hui, leur préfèrent les barbelés et les murs, comme ils élisent Hobbes contre Kant et son insociable sociabilité, fille unique du couple primordial.  

Quand j’ai essayé de la mettre dehors, elle s’est mise à faire couler de l’eau des trous qui lui servent à voir, qu’elle a essuyé avec le dos de ses pattes et elle a fait un bruit comme font certains autres animaux quand ils ont peur ». 

 Quelle importance que l’homme et la femme demeurent l’un à l’autre de parfaits inconnus, d’étonnants mystères, puisqu’à la fin du conte, Adam, qui tout d’abord se plaisait à la solitude, considérée comme souverain bien, avait le poil hérissé de l’entendre toujours

parler et parler encore sans jamais se lasser ?  »

 avouait 

J’aimerais qu’elle ne parle pas. Elle n’arrête jamais. »

admirera sa beauté, se réjouira de vivre en sa compagnie auprès du feu avant de découvrir, après sa mort le pot aux roses : 

Où elle était, était l’Éden. »

Qu’Ève d’abord parut fatigante à Adam, de ne cesser jamais de dénommer toutes choses, de tant vouloir étreindre, expliquer, materner, soigner, coucouner toutes les créatures vivantes jusqu’aux poissons des fleuves et aux bêtes sauvages, en un mot, qu’elle sorte les poissons de l’eau pour les réchauffer dans son lit, câline les fauves ou domestique les loups, elle a pour objectif de sauver le Jardin. À ce travers, Twain ajoute un manque certain de sens de l’humour. Elle n’avait pas compris sa blague sur le pommier qui est un marronnier : une scie ou une antienne qui revient régulièrement, provoquant pour le bonheur futur de l’Humanité la chute. Selon Twain, la meilleure chose qui soit jamais arrivée à l’Humanité. 

Comme Ève lui sembla belle et douce, la vie à ses côtés. À la fin du conte, en fin de compte, devant son tombeau, Adam s’inclinera : 

Béni soit le marronnier qui nous a permis de nous rapprocher, qui m’a enseigné la bonté de son cœur et la douceur de son âme !  »

Et elle, après avoir péroré tout au long du voyage, ramé en vain sans jamais avoir été ni comprise ni entendue, au seuil du tombeau, s’écriera :

Voilà ma prière, voilà mon désir : que nous quittions cette vie ensemble ; un désir qui jamais ne s’éteindra sur la Terre, mais vivra dans le cœur de toutes les épouses aimantes ; jusqu’à la fin des temps ; un désir que l’on appellera de mon nom. […] Je suis la première épouse et dans la dernière, je serai copiée.  »

La jeune fille Ève de Twain a parfois d’étonnants accents giralduciens, admettant : 

 Si je l’aime c’est d’abord parce qu’il est mien et qu’il est mâle… »

Sans doute Adam n’est-il ni beau ni intelligent, puisqu’il ne la comprend pas, mais il est sien, le possessif suffit, qui couronne et recouronne. 

Désolée pour le partage de mots si politiquement non conformes, aussi de rappeler que les Messieurs aiment rarement les fleurs, chiffonnent et magasinent sans goût et demeurent souvent indifférents aux moult autant que passagers engouements des Dames. Ce qui les sépare, seul, saura les unir, c’est là tout le poème d’Adam et d’Ève, ce poème que nos contemporains réfutent, divorçant au moindre prétexte et rêvant toujours d’un fantôme, qu’ils appellent leur double, leur âme sœur en un songe hermaphrodite, frère du narcissisme contemporain.

La solitude comme la finitude sont lot commun, toute vie, faite pour être ratée mais dans les intervalles, entre les gouttes de pluie, entre les larmes, cette union contraire dessinera quelques beaux arcs-en-ciel, le jour béni du premier baiser, la première union charnelle, la naissance des enfants, l’épreuve surmontée, la quiétude d’où naît la complicité… 

Pour accompagner, encadrer ces merveilleux journaux, l’intelligence et le mordant de Juvénal et la douceur de Giraudoux, il a plu à l’éditeur — formidable travail — d’offrir aux lecteurs un amuse-gueule : Comment raconter une histoire : un Comment lire Twain pour ce qu’il est, un humoriste. 

Ensuite, viennent les digestifs, un éloge du tabac, dont je m’étonne fort qu’il n’ait pas été censuré, en réalité il s’agit d’un panégyrique de la diététique personnelle, doublé d’un croassement contre idées reçues, doxa et autres nuisibles à chasser d’urgence du jardin d’Éden. Que Twain eut haï nos « sanocraties » contemporaines ! 

A cet énervant et brillant digestif, l’éditeur a ajouté un discours de congé, prononcé par Twain à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire et, en guise de pousse-rapière, un texte de commande intitulé Le Point de bascule, où Twain, à l’avance, contre Schopenhauer et tous ses épigones plus nombreux que les sables du désert, salue la convenance d’être né, considérant la vie, toute vie, comme une gigantesque foirade, l’homme, une grosse blague, la destinée humaine, l’union de Caractère et de Circonstance et toute cette épopée, un bref instant de temps. 

Le Temps de raconter une formidable histoire, un rêve incroyable : celui d’une chute, la  chute — hosannah du plus haut des cieux ! — dans la faillibilité, le minabilisme, l’impuissance et le grotesque, traversée ça et là par des instants fabuleux, croquer la pomme, vivre des aventures, composer des livres, en lire, surtout suivre sa pente, « sa » diététique, fumer de l’aube à minuit, jeûner le jour et manger des gâteaux fourrés à l’heure où d’autres soupent, boire en compagnie et demeurer sobre en solitude, ne jamais faire de sport, Twain avoue ne s’être jamais astreint « qu’au repos et au sommeil ». 

Bref il fit ce que nos contemporains omettent souvent, il a vécu. 

Pour le reste, il avoue « avoir toujours obéi à une morale vigoureuse » : 

Le sens moral est comme la musique, les langues étrangères, la foi, le poker et la paralysie : nul homme ne naît avec. Pas moi en tous cas. Je suis parti de très bas. »

Twain est né rempli de préjugés, en témoigne la scène charnière des Aventures d’Huckleberry Finn où le jeune Tom Sawyer se déboutonne : 

Il m’a bien fallu un quart d’heure pour me décider à aller m’humilier devant un Noir, mais j’ai fini par le faire, et je ne l’ai jamais regretté. Je ne lui ai plus jamais joué de mauvais tour, à Jim, et je ne lui aurais pas joué celui-là si j’avais pu prévoir que cela lui ferait tant de peine. 

Twain est un écrivain majeur aussi d’être un « homme honorable ». J’entends vos cris d’orfraie, écoutez-moi à votre tour…  

Je ne suis pas Marc Antoine ni Shakespeare, aussi emploie-je cette formule sans un brin d’ironie. Twain fut exactement le genre d’homme que toute fille et femme aimerait avoir pour père, époux ou gendre ! Amateurs de relativisme, passez votre chemin. Quand d’aventure, un homme honorable se fait écrivain, il oblige son lecteur sans l’obliger à quoi que ce soit, qui ne fut en harmonie avec la liberté, dans le respect, la présence et la bienveillance. Avis aux amoureux de Rimbaud, d’Artaud et de Céline… ces terroristes et preneurs d’otage des Lettres, qui plaisent tant au cœur femelle des lecteurs, comme les tyrans à une certaine catégorie de citoyens dont le machisme néo-spartiate cache mal le désir de soumission. 

Twain est drôle et pourtant moral, fort ennemi du rigorisme puritain aux sources de la Nouvelle Angleterre, un Américain véritable, de ceux qui firent, font ou feront, s’il en reste, toujours la gloire de l’Amérique : chez lui, aucun préjugé, il estime également noirs et blancs, femmes et hommes, pourvu que ces gens soient hommes de bien. Chacun, à ses guise et manière. Ses cibles toujours sont celles communes aux moralistes : la méchanceté et la sottise. Twain parvient à n’être jamais injuste pour ne point s’abaisser à ressembler aux gêneurs, ceux qui, de ce paradis fort relatif que constitue l’existence, font à tous coups un enfer.

Ce dilettante, inventeur du stand up, fut aussi un travailleur acharné. Que ceux qui ne l’ont pas lu lisent son Roman de Jeanne d’Arc, demeuré trente-six ans en gésine, composé entre 1893 et 1895, le livre qu’avec raison, il considère comme son chef-d’œuvre. En effet, la meilleure des Jeanne n’est pas celle de Michelet, de Barrès, de Péguy ni celle de Bernanos, toutes sont admirables mais seule celle de Twain, contée par la Hire après son exécution et composée après lecture des archives du procès, constitue une œuvre véritablement parfaite. Jeanne mourut de n’avoir pas renoncé au pantalon et Cochon la poursuivit pour un poste, une gloigloire temporelle, la menant au saint chapitre. La sainteté aussi est fille de Caractère et de Circonstance. Twain est un écrivain d’exception qui aura accompagné nos vies. 

À huit ans, nous lûmes Tom Sawyer, à douze, les terrifiantes Aventures d’Huckleberry Finn, ensuite au gré de nos envies l’œuvre, sans laquelle ni Faulkner ni Salinger n’auraient été les écrivains qu’ils furent. 

Twain composa ce journal d’Adam et Ève à la tombée des jours, son épouse et deux de ses filles disparues. Sans acrimonie, il acceptait que la vie fut tragique. Twain estimait que Jeanne, comme Tom et Huckleberry avec lesquels elle partageait plus d’un trait, particulièrement le courage et la noblesse d’âme, valait d’être célébrée. Aussi cet ensemble de textes, magnifiquement préfacés et subtilement choisis par les éditions Rivages est-il l’œuvre d’un vieillard, non pas obscène et gourmand, cynique et ricanant, amer et jaloux mais le testament d’un homme, criblé de douleurs et comblé de dons à parts égales, qui, a-sentimental se soumet avec élégance au déterminisme.  

Cela a un beau nom, Lecteur, ça s’appelle le pessimisme héroïque : célébrer ce qui vaut et tourner le dos au reste. 

La modestie du volume, la minceur de chacun des textes ne doivent pas nous tromper, en moins pompeux, le livre jumeau des Entretiens de Goethe avec Eckermann, le dyt du vieux Samuel Clemens, dit Mark Twain. Les spécialistes de Twain ont beaucoup glosé sur le pseudonyme élu par Samuel Clemens. À mon tour d’oser une interprétation. En inventant ce nom de plume, Samuel Clemens abandonnait un jumeau d’une rare intelligence et se résignait à n’être qu’un humoriste. Sous le signe de l’insérieux, l’Américain Clemens allait apprendre à l’Ancien Monde comment renouveler la langue anglaise, en créer une nouvelle, recourant pour ce faire au parler des Noirs et à l’oralité. Le père de la littérature américaine allait aussi raconter sur le mode d’une histoire drôle, en idiot, la vieille histoire « pleine de bruit de fureur » du grand Shakespeare. Pari réussi. Ses journaux d’Adam et Ève, apostille au grand œuvre de Milton, sa Jeanne débarrassée de la grandiloquence de Michelet, ses romans pour enfants privé de merveilleux. 

 De Twain comme logothète, nous pourrions ensuite déduire quelques biographèmes, il préférait les cigares à trois sous aux luxueux barreaux de chaise et fit de toute sa vie une somptueuse glissade sur les chutes du Niagara, célébrant la chute d’Adam et laissant les événements advenir à leur guise, caractère déterminé à l’avance et circonstances également indépendantes de la volonté humaine. Moins Julien Sorel ne se peut.  

Sarah Vajda

Mark Twain, Comment raconter une histoire, préface, notes et traduction de Chloé Thomas, Rivages, « Petite bibliothèque », 128 pages, avril 2019, 8,50 eur 

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