William, les années manquantes de Shakespeare

C’est à La Sorbonne que Stéphanie Hochet rencontre William Shakespeare. De ce moment naîtra une longue fréquentation littéraire. Mais bien plus, c’est aussi un miroir où projeter sa propre vie, sa relation au monde, son désir inné de fuir, sa rencontre avec la violence. D’où une certaine proximité, assez pour appeler le grand poète par son prénom. Prénom, William, qui sert de titre à son nouveau roman.

Le barde s’est évaporé

Pendant 7 ans, de 1585 à 1592, William Shakespeare a disparu. Aucune trace ni d’hypothèse assez solide pour forger le réel. A-t-il été professeur de latin, marin, vagabond, ou comédien ? C’est cette dernière hypothèse, aussi injustifiable que les autres, que Stéphanie Hochet va retenir et sur laquelle elle va broder un possible.

William est en trois moments, trois actes. Chronologiquement avant, pendant, après.

Acte I. Le jeune William qui grandit à Stratford-upon-Avon et rêve de théâtre, d’art, lui qui est destiné à succéder à son père taciturne et bourgeois mais qui, bercé des poètes latins, a l’esprit tourné au loin. Il rencontre celle qui lui donnera ses enfants, s’installe en famille, devient une manière de bourgeois, soit ce qu’il lui a toujours répugné. Il aime sa femme et ses enfants, mais pas cette vie.

Alors. Acte II, William — c’est la période disparue de sa biographie — s’embarque avec une troupe de théâtre et va devenir comédien, l’arpenter les campagnes, apprendre son métier et découvrir la vérité de l’humanité : sa noirceur. Lui qui composait des vers amoureux publiera d’abord un poème un rien licencieux, puis une première pièce, Richard III, emprunte d’une violence rare. Il devient petit à petit, par l’influence de sa vie de barde et de ses rencontres, et par l’important travail de défricheur de Christopher Marlowe (1564-1593), qui donnera l’impulsion initiale au drame shakespearien. Enfin prêt à affronter le monde qui lui est destiné, William entre dans la fange d’un Londres dont les descriptions sont dignes des remugles que Paris inspire à Patrick Süskind dans Le Parfum.

Acte III. William retourne auprès de sa famille. Il aime toujours sa femme, ses enfants. Mais il n’est plus le même homme. Mais ce ne sont plus les mêmes non plus. Une chose demeure : il se sentait vide du théâtre qu’il ne connaissait pas, il est dorénavant vide du théâtre qu’il connaît. Et il sait que la vérité de son être est sur scène, avec sa troupe, ses amis et plus qu’amis, dans l’effervescence d’un monde qui se créé sur scène pour l’éphémère joie du public. Stéphanie Hochet produit à cette occasion des pages magnifiques sur le métier d’acteur, la passion du jeu, la nécessité d’en être. Et le sacrifice du confort et de la famille que cela implique…

L’autrice s’est retrouvée

Mais quelle extase, quelle vie pleine d’excitations, de surprises, de rencontres extraordinaires ! Cette précipitation de chaque instant, ce crépitement d’inventions, c’est exactement ce que j’attends de l’existence. […] Perçus comme des vagabonds, incapables d’éviter la prison sans avoir un protecteur puissant, méprisés par la société, notre existence n’en est pas moins aussi étonnante que les pièces que nous jouons.

Stéphanie Hochet a déjà écrit sur le métier d’écrivain, et elle a déjà écrit sur l’Angleterre, terre qu’elle aime. Mais William marque une évolution : elle prend la liberté de se dire intimement pour produire une œuvre de fiction qui soit vraie, pour elle, pour ses lecteurs, voire pour William. Roman comme une biographie fantasme et roman autobiographique, William convoque le possible pour raconter la vérité d’un homme. Mais aussi d’une époque. Mais aussi de son auteur, qui rend le « je » par chapitres pour raconter son enfance, et nous expliquer pourquoi cette disparition du poète évoque tellement de choses pour elle, qui se dit et apprend à ses lecteurs quelle part d’elle se cachait dans certains autres de ses romans.

La vérité de ce très beau William, c’est qu’il résonne comme une nécessité : celle d’une coexistence fondamentale et belle entre deux écrivains, malgré les siècles, par la vérité ontologique qu’ils partagent. Comme s’il ne s’agissait finalement plus d’eux, mais de toute personnes ayant vécu la même expérience traumatisante de ne pas se sentir à sa place et d’espérer en l’art plus qu’en la vie.

William est une émotion qui ne s’oublie pas.

Loïc Di Stefano

Stéphanie Hochet, William, éditions Rivages, août 2023, 192 pages, 19 euros

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