La fête à ne-ne, du mauvais usage de la négation
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Certes. Mais de là à dire exactement le contraire de ce qu’on veut dire…
L’une des difficultés du français pour les non-francophones est ce qu’il est convenu d’appeler le ne explétif, autrement dit le ne qui fait du remplissage. On le trouve par exemple après les verbes de crainte. On dira « Je crains qu’il ne vienne » (plutôt que « qu’il vienne ») alors même qu’on craint sa venue (et non sa « non-venue »).
Mais cette complication gauloise est en fait un latinisme qui remonte à un état primitif de langue. À une époque où la parataxe était souveraine : les propositions se suivaient l’une après l’autre sur le même plan, sans qu’un rapport de dépendance, autrement dit sans qu’une syntaxe soit clairement établie. On disait donc au départ deux choses : 1. J’ai peur. 2. (Pourvu) qu’il ne vienne (pas) ! L’absence de ponctuation en latin a contribué à faire sentir ces deux éléments comme formant une unité, ce qui a donné en définitive : « J’ai peur qu’il ne vienne ». La formule « J’ai peur qu’il vienne » est tolérée, mais elle est nettement moins élégante.
Dans certains cas, il peut y avoir hésitation sur l’emploi ou non du ne explétif, du fait de l’incertitude qui pèse sur le sens même de la phrase. « Je suis parti avant qu’il arrive » ou « je suis parti avant qu’il n’arrive » ? L’un et l’autre se dit ou se disent. Le ne, quand ne il y a, s’explique ici pour deux raisons. D’abord, il n’était pas arrivé quand je suis parti. Mais, pire encore, il est possible qu’il ne soit jamais arrivé (je n’étais plus là pour vérifier la chose). C’est la raison pour laquelle certains grammairiens – mais ils ne font pas l’unanimité — posent que « avant qu’il arrive » implique qu’il est bien arrivé après mon départ (on m’en a informé par la suite), le doute subsistant en revanche pour « avant qu’il n’arrive » (peut-être, répétons-le, n’est-il finalement jamais arrivé).
Il peut y avoir des cas un peu plus complexes, pour ne pas dire emberlificotés. Si l’on dit : « Je ne doute pas qu’il viendra demain », il convient d’ajouter un ne si, du fait de la brume associée au doute (même s’il est ici écarté), on décide d’employer le subjonctif pour le verbe venir. « Je ne doute pas qu’il ne vienne demain. »
S’ajoutent des phénomènes d’uniformisation qui entraînent de vrais illogismes. S’il est tout à fait raisonnable de dire « personne n’est venu », puisque personne, à lui tout seul, a un sens positif, il est redondant de dire « nul n’est censé ignorer la loi », puisque l’idée négative est déjà dans le n de nul.
Donc, il faut bien l’admettre, il y a depuis des siècles des aberrations dans l’emploi des négations en français.
*
Mais est-ce une raison pour en rajouter comme on le fait aujourd’hui à tire-larigot au moins dans trois cas (écoutez donc la radio). Le premier cas touche à l’emploi de l’adverbe rarement. S’il ne vient à l’idée de personne d’ajouter une négation dans une formule telle que : « Nous avons rarement vu pareil carnage », un ne absurde vient s’introduire régulièrement quand on décide d’insister sur rarement en le plaçant au début de la phrase (ce qui, au demeurant, entraîne une inversion) : au lieu de la forme correcte « Rarement avons-nous vu… », on entend quotidiennement « Rarement n’avons-nous vu… », comme si le locuteur, devenu tout d’un coup paranoïaque, redoutait que la valeur négative de l’adverbe rarement n’ait été oubliée dans la seconde même où il a été prononcé !
Le second cas se présente, là aussi de plus en plus rituellement, avec jusqu’à ce que. Là encore, écoutez la radio et lisez les journaux : « Ils ont manifesté jusqu’à ce que le gouvernement ne leur donne satisfaction. » Mais non ! Ils ont manifesté jusqu’à ce que le gouvernement leur donne satisfaction. On sera peut-être tenté de trouver ici des circonstances atténuantes à ce ne explétif, en disant que, tout bien pesé, jusqu’à ce que n’est pas loin d’être un synonyme d’avant que. « Elle l’aimait follement avant qu’il ne la trompe » = « Elle l’aimait follement ? Oui, jusqu’à ce qu’il la trompe… » Seulement, ce qui différencie avant que et jusqu’à ce que, c’est qu’il n’y a pas pour le second l’incertitude que nous signalions plus haut à propos d’avant que. Avec jusqu’à ce que, on est sûr que l’événement auquel on fait allusion s’est bien produit. Au point que, même si la règle veut que jusqu’à ce que soit suivi du subjonctif, certains (grands) écrivains tels que Baudelaire n’ont pas craint de construire cette locution avec un indicatif, dès lors qu’ils soulignaient la réalité du fait par l’adjonction du mot enfin. « Jusqu’à ce qu’enfin il arriva ».
Troisième cas : sans que. Pourquoi donc mettre une négation après sans que quand la négation est déjà dans le n de sans ?« Sans qu’on ne le sache » ? « Sans qu’on n’ait rien vu » ? Non : « sans qu’on le sache », « sans qu’on ait rien vu ». L’introduction de ce ne superfétatoirement redondant est probablement due à personne. D’abord, une remarque sur ce mot dans les phrases purement déclaratives. Alors que le langage parlé a tendance à faire sauter la négation (« J’ai rien entendu », « J’ai jamais vu un truc pareil », « Chais pas »…), il est très rare d’entendre, où que ce soit, « Personne est venu » ou « Personne peut dire ce qui va arriver ». Parce que, répétons-le, personne a au départ une telle valeur positive qu’il faut absolument une injection de ne négatif si l’on veut bien se faire comprendre. Voir à ce sujet l’insigne maladresse de bien des traductions françaises de l’épisode du Cyclope chez Homère : « C’est Personne qui m’a blessé. » En version originale, autrement dit en grec, Ulysse a dit : « My name is Nobody » (ou, peut-être, « Il mio nome è Nessuno), qui exclut toute ambiguïté.
L’oreille, donc, préférera sans doute « Il est parti sans que personne ne l’ait vu » à « Il est parti sans que personne l’ait vu ». Mais ce ne après sans que est à consommer avec modération. Et à ne pas consommer du tout quand sans que est suivi de mots tels que rien ou jamais.
À ces trois coupables mousquetaires il convient d’en ajouter un quatrième, plus coupable encore. L’adjonction d’une négation après un superlatif est une faute si grossière qu’elle constitue la chose la plus coupable que nous ayons jamais vue. Et non que nous n’ayons.
Ceux qui ne sont pas sans l’ignorer ferait bien de faire un effort pour rejoindre le camp de ceux qui ne sont pas sans le savoir.
FAL