Hannah Arendt, une pensée politique pour notre temps
Les éditions Calmann-Lévy rééditent dans leur collection « Liberté de l’esprit » un des ouvrages majeurs d’Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne. Cet essai semble avoir été écrit pour notre temps présent, tant il est actuel, moderne, chargé de concepts pour comprendre le XXIe siècle naissant.
À la sortie de ce livre, Hannah Arendt était essentiellement connue pour ses trois tomes sur le totalitarisme qui avaient fait sensation, et avait irradié la petite communauté philosophique. Or, visiblement, nous sommes à des lieux de la thématique précédente, lorsque nous ouvrons ce nouveau livre, datant de 1958. Divisé en six chapitres, cette œuvre impensable, opère le changement de front, car, « si la possibilité du monde totalitaire est à chercher dans une méditation sur le mal radicale, la possibilité du monde non totalitaire est à chercher dans les ressources de résistance et de renaissances contenues dans la condition humaine en tant que telle », comme l’écrit fort justement Paul Ricœur dans sa belle préface à cette réédition.
À la différence des philosophies contemplatives, comme le stoïcisme, celle d’Hannah Arendt est une philosophie de l’action. Juive réfugiée à New York, ancienne maîtresse du maître de Fribourg, penseur de la forêt noire, elle eut une vie hors-norme à l’image de sa pensée. Lorsque paraît Condition de l’homme moderne, cette pensée s’inspire fortement des doctrines allemandes (la phénoménologie d’Edmund Husserl et de Martin Heidegger, ou de Karl Jaspers), mais également grecques et latines (notamment la théologie de saint Augustin). Penseur politique indiscutablement, la méthodologie d’Hannah Arendt n’est pas indifférente à celle de la phénoménologie.
Dans Condition de l’homme moderne, le livre, composé de deux parties, met en œuvre une étude systématique, assise sur la distinction conceptuelle entre le domaine public (le monde commun) et le domaine privé (dans lequel l’homme dépasse le confinement biologique de la famille et l’isolement du soi), et une hiérarchie de concepts — travail, œuvre, action — qui lui permet de préciser la signification politique des trois principales activités de la vita activa, du travail, de l’œuvre et de l’action. Or, l’action est avant tout politique, et, c’est dans ce monde commun qui est la condition de notre accès au réel, que nous pouvons, contre la vita contemplativa de Platon, la vita activa que nous pouvons vivre une vie pleine qui ne sera pas le refus du monde.
Les actions des hommes ressemblent à des gestes de pantins manœuvrés par une main invisible derrière le décor, de sorte que l’homme est comme le jouet d’un dieu. Il est remarquable que ce soit Platon, qui n’avait aucune idée du concept moderne d’Histoire, qui ait inventé la métaphore de l’acteur en coulisse qui, dans le dos des hommes agissant, tire les ficelles et est responsable de l’histoire. Le dieu de Platon ne fait que symboliser le fait que les histoires vraies, par opposition à celles que nous inventons, n’ont point d’auteur ; comme tel c’est le véritable précurseur de la providence, de la “main invisible”, de la nature, de “l’esprit du monde”, de l’intérêt de classe, etc., qui ont servi aux philosophes de l’histoire, chrétiens et modernes, pour tenter de résoudre le problème d’une histoire qui doit bien son existence aux hommes mais qui n’est évidemment pas “faite” par eux. »
D’une étude historique au progrès scientifique jusqu’à la condition humaine, en passant par l’avenir de l’homme, du travail et la quête de l’immortalité., Hannah Arendt étudie notre modernité, notre action en commun, et la condition même de l’homme moderne, ses prouesses, ses excès, ses folies.
Si on laisse les normes de l’homo faber gouverner le monde fini comme elles gouvernent, il le faut bien, la création de ce monde, l’homo faber se servira un jour de tout et considérera tout ce qui existe comme un simple moyen à son usage. »
Dialectique de la raison critique de l’Homo faber, Hannah Arendt montre un pessimisme similaire à celui de son maître et amant Heidegger, condamnant la technique, la religion du progrès, en mettant en garde contre la crise des sciences européennes, à l’origine de la dérive de la modernité. Si l’homme connait aujourd’hui une dangereuse décadence, ce n’est pas sans conséquence de l’évolution des sciences et des techniques, dont elle se méfie, d’autant que ce progressisme purement scientifique ne profite guère à la pensée et à la méditation.
Nous voilà prévenus !
Marc Alpozzo
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, préface de Paul Ricœur, Calmann-Lévy, octobre 2018, 504 pages, 21, 90 eur