Été, le grand roman d’Edith Wharton


Été : interfuit…   Langue ? latine. Temps ? Parfait. Mode ?  Indicatif. Personne ?  Troisième. Nombre singulier.

Été, participe français du verbe être, forme verbale qui participe à la construction des temps composés, à moins qu’il ne soit, à l’exception justement de notre participe passé du verbe « être », utilisé comme un simple adjectif : aboli bibelot d’inanité sonore, rouge amour passé, robe démodée, souillée, abîmée, mémoire et temps perdus et retrouvés…

Été, précédé d’un article, signifie seulement : ce qui ne reviendra plus, l’aboli, ce que l’homme a perdu, l’été, ce que la mémoire arrache au fleuve du temps : l’interfuit, le plus beau des somptueux néologismes barthésiens, forgé précisément, hasard ou nécessité, dans ce remake sublime de l’Autel des morts, que fut La Chambre claire. Quand il plut à Truffaut adapter James, ami et admirateur d’Édith Wharton, il titra son film La Chambre verte, arrachant toute verticalité au projet de Davenne, l’anti-héros qu’il interpréta lui-même, pour ôter toute hystérie d’acteur à un projet qui lui tenait particulièrement à cœur. 

Au mitan de la Chambre claire, Barthes retrouve une photographie de sa défunte mère, petite-fille dans un jardin d’hiver, une serre, un jardin où les plantes jouissent d’un été éternel. C’est bien aussi à un éternel été du souvenir, que Wharton convie son héroïne dans l’un des plus étrange roman qui se puisse. 

Une sorte de Conte d’été succédant au terrible Ethan Frome, cauchemar d’hiver. Ethan Frome, mal marié à une mégère hypocondriaque croit rencontrer l’amour auprès d’une très jeune fille. Ne pouvant, faute d’argent et aussi de courage, se résoudre à quitter son bourreau, il convainc – le grand Stephan Zweig fera de même- et  entraîne une très jeune fille dans la mort. Suicide à demi raté. La jeune fille meurt et lui, estropié, est condamné à demeurer emmuré dans une vie abhorrée sans espoir désormais d’en réchapper. Pour l’éternité de sa terrestre vie, désormais sous la neige. Wharton avait commencé ce livre comme une simple dissertation en français, elle le nomma « conte », s’étant inspiré de Blanche-Neige pour le composer. Wharton en réalité avait ouvert la boîte de Pandore, libéré son génie propre en 1913. Elle réitéra en 1917 avec Été avant de revenir à la veine qui l’a rendue, pâle disciple de maître James, célèbre. 

Conte d’été, conte d’hiver. Oui, lecteur, en dépit des apparences, je songe à Rohmer car Wharton, à son instar, aura enté ces deux œuvres dans un vers prêté par Molière à une de ses précieuses « Le mariage ne doit arriver qu’après les autres aventures … » 

Ethan Frome n’aurait pas dû, faute d’argent, épouser sans amour une femme plus âgée ni abandonner, homme qui en avait licence, la carrière de scientifique dont il rêvait, pour s’en retourner dans son Massachussetts natal.  Dans Été, le lecteur lira d’ailleurs une assez jolie période sur ce thème, une période oratoire, inscrite par Wharton de manière pré-cinématographique dans une scène majeure pour l’héroïne, celle où elle est condamnée à voir ce qu’auparavant elle refusait : l’écart social qui la sépare de son ami. Ce faisant, Ethan Frome empruntait la voie des femmes… celle du renoncement obligé à toute carrière, menant inexorablement au mariage de raison, d’intérêt, de convention. Contre ces mariages, seul le mariage d’amour, première marche ou étape sur la voie de l’émancipation longtemps, sembla recours.  

Les Précieuses n’ont, contre le destin biologique autant que sociétal, l’atroce voie des femmes, que le marivaudage à offrir en partage au désir naturel de tout humain de s’aventurer hors du nid et de s’émanciper.  De la nursery à la serre (espace clos où l’horticulteur et le cultivateur maintiennent artificiellement une sorte d’été perpétuel) jusqu’au lit conjugal, qui se fera tombeau, une seule voie, comme le village où réside la jeune Charity, pupille d’un barbon : 

La porte de la maison de l’avocat Royall, située à l’extrémité de l’unique rue de North Dormer, venait de s’ouvrir. Une jeune fille parut et s’arrêta un instant sur le seuil. 

Le roman est ce seuil où l’espace d’un instant une jeune fille a rêvé. 

Le soir même, assez tard, sous les rayons glacés de la lune d’automne, leur voiture s’arrêtait devant la maison rouge. 

Incipit et épilogue. La jeune fille sort et entre. Elle n’est pas une marquise, seulement une misérable mais Wharton n’est ni Zola ni Hugo. Wharton est une de ces romancières de langue anglaise, sortie, entière, du manteau des Brontë, galonné par Austen, une de ces romancières qui font à leurs lecteurs bénir le temps où la seule aventure consistait à déployer la carte de Tendre et à la déchiqueter, l’analyser, en rêvant de temps meilleurs, sans savoir que ceux-ci viendraient abîmer pour jamais le lien entre les femmes et l’écriture et que désormais, déracinées, les auteures et non plus les écrivains revendiqueraient le droit,  parlant cru et ne taisant plus rien,  de faire payer aux hommes on ne sait quel long silence. Car enfin, Aphra Ben,  Jane Austen, Anne, Charlotte, Emily Brontë, Mary Shelley,   Vita Sackville-West, Virginia Woolf, Édith Olivier,  Jane Rys, Louisa May Alcott, Elizabeth Barrett Browning,  George Eliot, Wharton, Nancy Milford … Muriel Spark… Carson Mc Cullers  d’autres sans oublier celles que je n’ai pas lues, toutes ces Dames, de langue anglaise, ont porté le flambeau de la littérature en dépit ou à cause de l’exiguïté même des sujets, parfois dans le cas d’Elizabeth Browning, d’Emily Brontë et de Mary Shelley, les outrepassant,  à des sommets où ni hommes ni femmes n’existent plus, en cette terre parallèle qu’on dit Littérature.  

Ici j’oublie volontairement la poésie, unique domaine permis aux Dames des temps jadis où elles s’illustrèrent avec un rare mérite.  Art de la litote, dissimulation au cœur de l’art d’écrire, recherche du mot juste pour dire le sentiment le plus embrouillé, humour minoritaire et jeux avec les conventions, la littérature mondiale garde une dette difficilement solvable envers ses mères anglaises.  

 Cette « maison rouge » au limen et à la fin du livre, par deux fois, marquera l’ultime espoir offert à une enfant trouvée dont le sein innocent fut marqué d’une lettre écarlate par celui qui prétend aujourd’hui l’épouser. Charity ! A-t-on idée de nommer ainsi une enfant que l’on recueille et qu’on prétend sauver ?  Comment mieux la contraindre à rembourser sa dette.  Gratitude, prostitution, la frontière, toujours labile en ces sortes de situations, impose aux jeunes personnes toujours de déplier la carte de Tendre et de se faire Clélie la tendant à Aronce, pour se donner, ne serait-ce qu’un court très court instant, l’illusion de n’être pas un douaire, une transaction ou un butin mais simplement une personne digne d’être admirée, aimée et choisie librement, l’Oréal,  pour ce qu’elle vaut … et non toujours Briséis,  le butin réservé au guerrier puis au noble chevalier mais le pas de côté qui le métamorphosera, de prédateur en galant et enfin en mari, ce que d’aucuns tiennent encore pour une domestication mais qui en réalité constitue le socle du récit biblique, l’un et l’autre une seule chair, l’un et l’autre, Adam et Ève les inventeurs d’un nouveau monde, les futurs père et mère, qui au foyer, apporteront sagesse, lumière et bonheur véritable tendant à l’amélioration nécessaire de l’espèce humaine. Comme l’écrivait toujours Henry James  à la  divine Mary Robinson, sur le point d’épouser un juif bossu, aussi un grand intellectuel français,  «  le mariage n’est pas une mince affaire » et le lecteur de Wharton verra qui du « Prince » ou du « Barbon »  aura appris le Tendre et en conséquence, fiancée du pirate et Carmen, choisira.     

la carte du tendre

 Le court moment de la jeunesse, éveil du printemps, temps de marivaudage, de flirt, de traversée du Lignon, munies de la seule carte de Tendre, longtemps demeura l’unique aventure permises aux jeunes filles. Aussi le choix du mari importe finalement assez peu pourvu qu’il ne boive ni ne joue.  Tout le reste serait littérature de gare, voilà la raison pour laquelle les grandes romancières, au fil des siècles, s’attacheront à ce thème étendu au roman d’apprentissage. 

Le roman d’émancipation viendra plus tard. Il apparaîtra quand la femme aura gagné le droit de travailler sans demeurer vieille fille, être putain ou comédienne tout un, à moins que renoncement de l’aube ou crise mystique ne l’exige, elle ne se fisse religieuse.

Été mêle avec une habileté sans égale cent motifs convenus : l’antienne du barbon amoureux, le motif pastoral et social du prince et de la bergère, le thème de la province où les rideaux se soulèvent et où la médisance est reine, encore celui plus mélodramatique de la séduction, auxquels Wharton ajoute le chapitre de l’étrangère, celui de la sauvage, tel que le jeune Anouilh l’hypostasiera demain. 

Charity en effet   naquit à la « Montagne » lieu terrible que les habitants n’évoquent qu’en se signant et tremblant.

 Là haut comme dans Son’s of Anarchy, le désir de liberté, de commune libre et de vie hors les lois a mal tourné. D’Emerson à Zola. Du fond de l’affaire, le lecteur ne saura rien ou presque, seulement que Charity vient du lieu que craignent, non sans quelques raisons, les bien-pensants.  On raconte que des employés à la construction du chemin de fer avaient tenté, leur travail achevé ou à la suite d’une grève, de dissider.  Sunciedad revient, c’est toujours la première, la cité du Soleil de l’antique Spartakus. Toujours la même histoire, toujours la ritournelle, des hommes fuient l’injustice, s’en vont, zarathoustras, sur la Montagne belle, loin des vices communs, tenter de vivre une vie nouvelle, qui ne récoltent que misère, acédie et par la suite tous les vices ordinaires,  de l’alcoolisme au crime en passant par l’inceste.  La montagne pourtant figure aussi le lieu où, préservé des assauts furibonds de la modernité, le patrimoine architectural est demeuré intact, condamnant Charity à y accompagner l’élégant architecte aux mains soignées,  de la ville, venu l’étudier. 

A présent, je me tais. Écrire davantage équivaudrait à spoiler l’admirable roman.  

Avant que vous ne courriez rendre grâce aux éditions 10/18 d’avoir republié sous une magnifique couverture rose d’aurore, graphiquement impeccable, ce roman que James et Conrad tenaient à chef-d’œuvre, laissez-moi encore une fois vous persuader de le lire. 

Quand un écrivain ne prétend pas, résolument moderne, descendre des fleuves impassibles et aborder, le premier des siens, en terre inconnue mais au contraire, se love dans la contrainte du genre, il oblige son lecteur et la littérature en une unique opération. Pour ne pas l’ennuyer de « déjà lu », il s’oblige à composer une œuvre extravagante et neuve. Se jouant à loisir des codes et de la mémoire du lecteur amplifier son plaisir.  

 Que tous ces vieux motifs ravaudés et re-festonnés, rebrodés et ré-agencés séduisent qui, par la magie de la reconnaissance, redoublent et l’intérêt et l’admiration. 

Aussi le mien fut-il extrême de revisiter Dernier Amour du vieux Trollope et la fameuse trilogie de Beaumarchais,  de retourner à Yonville,  transbordé  en Nouvelle Angleterre, y voir passer les chères ombres des transcendantalistes de Concord en Nouvelle-Angleterre : la fine fleur d’Amérique, Ralph Waldo Emerson,  Henry David Thoreau, Margaret Füller, qui mourut dans un naufrage et dont Thoreau en vain chercha le corps et les écrits sur maints rivages, Amos Bronson Alcott,  qui fut le père de Louisa May, sœur et inventeur des Quatre filles du docteur March aussi l’auteur de La Femme de marbre et pour finir, la plus chère de mes ombres, celle du grand Corneille, envahissant l’âme de la très jeune Charity.

 Comme à l’accoutumée la Précieuse était une héroïne et l’on vit rarement un personnage être tour à tour et Clélie et Thérèse et Juliette et l’Infante, rarement encore tant de sagesse et d’intelligence chez une si jeune personne, exceptée peut-être la Marianne de Marivaux, surtout une Sauvage parvenir à  métamorphoser un rustaud en Darcy : en mari idéal.  

D’une main ferme, Dame Wharton manie les codes narratifs comme elle manie les mots, passant avec la même aisance de la description des paysages à la vision interne des consciences et des âmes, pour conduire son lecteur au point le plus aigu de la déception en lui donnant la force d’accepter de n’être pour jamais qu’un figurant du grand livre de la vie, une ombre qui passe, tenant serrée toujours au creux de son corsage une broche bleue, souvenir d’un été qui jamais ne revient et qui eut nom jeunesse. 

À lire en ces temps d’effréné jeunisme où tout universitaire de cinquante ans se prétend prince charmant et toute divorcée ou fraîchement plaquée trois fois mère de famille se pavane en « Celle que vous croyez », ces temps où les garçons s’affirment filles et les filles, licornes, chacun cyborg ou fée, pour se souvenir que même écourtée, attristée et peu glamour, la vie reste la vie et qu’il est fort regrettable de devoir la quitter un jour, quelques violences que le sort nous réserve. 

Cela a un beau nom Charity, ça s’appelle le courage. Être femme requiert au plus haut point cette rare vertu, devant nécessairement être vécue en solitude et non point au cœur d’une société, ordre de chevalerie, armée et tout ce qui s’en suit.  Inexorablement seules, attachée aux puissances de la nuit et au continent noir,  mal aimées de  leurs mère, jalousées par leurs pairs, sans amies véritables,  soumises aux prédateurs adulées pour de bien pauvres avantages et craintes pour leurs vertus véritable, ainsi vont les femmes, race maudite, condamnées à l’excellence : la culture de leur singularité à l’assaut de la biologie. Gloire aux cinéastes des femmes, Rohmer, Demy, Vecchiali, Techiné… d’avoir après  Corneille, Marivaux, James, Forster…  suivi la voie ouverte un matin  d’avril 1652 rue du Temple à Paris, par Madeleine de Scudéry, sous le pseudonyme éloquent de Sapho. 

Jeunes filles souvenez vous toujours d’être des Sapho, des Astrée, des Aphra, des Virginia, des Jane, des Emma, des Charlotte, des Emily, des Joséphine March, des Louisa Mae, des Édith, en un mot des Charity Royall.

Sarah Vajda

Édith Wharton, Été, traduit de l’anglais par Louis Gilet, 10/18, février 2019, 238 pages, 7,10 eur 

   

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