Correspondance Albert Camus – Maria Casarès

Lettres rangées

A priori, la Correspondance entre Camus et son interprète et maîtresse la comédienne Maria Casarès relève de ce que les Anglo-Saxons classent dans leurs catalogues sous la rubrique « non-fiction ». Et pourtant…

Du people avec une caution littéraire. Une presse unanime. Il est certain que la Correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès a dû faire partie des livres posés en priorité au pied des sapins il y a un mois. On nous permettra toutefois de suggérer qu’il convient peut-être de modérer cet enthousiasme, ne serait-ce que parce que la taille même de l’ouvrage en question incite à penser que bien peu de ses laudateurs l’ont lu intégralement. D’abord parce que mille trois cents pages, et qui pis est mille trois cents pages grand format, c’est long. Ensuite parce que toutes ces pages ne sont pas exactement palpitantes. Notre époque est à la complétude. Les films ressortent en « version longue ». Les bonus de DVD sont remplis de scènes coupées au montage… Soit. Mais fallait-il vraiment reproduire cette lettre dans laquelle Camus explique que, ne pouvant prendre l’avion qu’il comptait prendre tel jour à telle heure, il va voir s’il ne peut pas trouver une place dans un train qui part la veille ou le lendemain, on ne sait plus trop. Aujourd’hui, cela ferait un texto s’autodétruisant, ou presque, au bout de vingt secondes. Il y a belle lurette qu’Hegel nous avait expliqué qu’aucun grand homme n’est grand aux yeux de son valet de chambre. Était-il nécessaire d’offrir au lecteur une nouvelle illustration de ce principe ?

Autre aspect des choses quelque peu gênant : on veut nous présenter cette correspondance comme l’expression d’une passion amoureuse, et il y a sans doute une part de vrai dans cette affaire ‒ le détail et la chronologie des amours de Camus et Casarès ont suffisamment été détaillés ailleurs pour qu’on n’y revienne pas ici ‒, mais on ne peut oublier que, si l’on en croit ses biographes bien informés, Camus menait de front quatre liaisons au moment de sa mort. Sans doute n’avaient-elles pas toutes la même importance à ses yeux, mais on peut difficilement imaginer amant moins constant.

S’ajoute enfin comme un malaise lorsqu’on découvre que le volume est préfacé par la propre fille de Camus. Certes, notre temps est celui des familles décomposées, recomposées, surcomposées, mais on peut quand même s’étonner de voir la correspondance entre un homme et sa maîtresse ainsi validée par sa progéniture. L’une des raisons de l’échec magistral du film Édith et Marcel n’était-elle pas que Lelouch avait choisi Marcel Cerdan Junior pour incarner Marcel Cerdan tout court dans une histoire qui était fondamentalement une histoire d’adultère ? Catherine Camus nous assure qu’elle n’a eu aucun état d’âme lorsqu’il lui a fallu rédiger l’avant-propos de ce volume, puisque sa mère et Maria Casarès avaient un profond respect l’une pour l’autre. Dont acte. Mais on sait aussi qu’une main charitable s’empressa, juste après la mort de Camus, de dissimuler cette correspondance pour éviter que sa découverte n’ajoute à la dépression chronique de Francine, l’épouse légitime.

 

Albert Camus, Maria Casarès et Serge Reggiani

 

Ces réserves ne doivent cependant pas nous empêcher de reconnaître l’intérêt de ce volume. Il rappelle d’abord, même à ceux qui ont en tête le principe de Hegel énoncé plus haut, que même les gens célèbres se trouvent parfois en face de difficultés matérielles, et que, aussi curieux que cela puisse paraître, même un bestselling author comme Camus pouvait en certaines occasions se trouver à court d’argent.

Le lecteur a en outre la surprise et le plaisir de ne pas entendre Maria Casarès, mais de la lire. Vertu du silence. On se souvient que sa diction entraînait les voyelles where no man had gone before (« Poèèèèèèèète, prends ton luuuuuuuuuuth… »), les déclamations trémolesques de Sarah Bernhardt se révélant être rétrospectivement des modèles de sobriété. Rien de tel ici. La prose de Maria n’a rien à envier à celle d’Albert, et l’on ne saurait trop approuver le chroniqueur qui s’est amusé à citer sur un site des extraits de cette correspondance sans préciser lesquels étaient dus à l’un et lesquels à l’autre. Les lecteurs qui estiment ‒ il y en a ‒ qu’il conviendrait de révéler un jour que le roi Rimbaud est nu, ou en tout cas moins paré qu’on ne le dit, éprouveront une joie sans mélange à lire cette lettre dans laquelle Casarès explique à quel point ce jeune homme l’exaspère. Et l’amusante réponse, mi-chèvre mi-chou, de Camus sur ce point.

Pouvons-nous ajouter que toutes ces pages sont littéraires pour la simple raison qu’elles sont le plus souvent l’expression d’un fantasme ? Répétons-le : mille trois cents pages. Même sur une longue période, cela signifie pratiquement que C & C se voyaient finalement assez rarement. Et donc, le plus souvent, ils se rêvent. Très souvent, le portrait du destinataire n’est qu’une projection du décor que l’expéditeur a devant les yeux. Leurs âmes sont des paysages choisis, qui trouvent leur complicité dans leur séparation même. Oserons-nous dire enfin que cette séparation est comme la prémonition constante de la mort ? Sans doute pouvons-nous le dire aujourd’hui parce que nous connaissons la fin de l’histoire, mais toute grande correspondance, réelle ou fictive ‒ quelle différence ? ‒, n’est-elle pas un combat perdu d’avance contre la fatalité du néant ?

 

 

Les camusiens qui voudraient quelque chose de plus gai pourront se pencher sur certains passages des Conférences & discours qui viennent d’être publiés en Folio. Il y a sans doute une part de rhétorique, au mauvais sens du terme, dans ces déclarations faites par Camus à l’occasion de manifestations politiques ou syndicales, mais le portrait ironique qu’il fait de l’homme de gauche et de ses inévitables contradictions vaut encore aujourd’hui et est un petit bijou de drôlerie. À vrai dire, on sourit déjà en jetant un coup d’œil sur la couverture, puisque celle-ci ne manque pas de préciser en gros caractères que Camus est Prix Nobel de littérature… Ça change tout.

 

FAL

Albert Camus et Maria Casarès, Correspondance (1944-1959), Texte établi par Béatrice Vaillant ; avant-propos de Catherine Camus, Gallimard, novembre 2017, 32,50 euros

Albert Camus, Conférences & discours, 1936-1958, Gallimard, « Folio », septembre 2017, 7,70 euros

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