Les Basilischi, misère urbaine

Dans une petite enclave du sud de l’Italie, trois amis passent le plus clair de leur temps à déambuler dans les rues de la ville et à palabrer. Il est impossible pour eux d’aborder des femmes de leur âge, car il faut se plier aux convenances ; voilà pourquoi ils préfèrent rêver, notamment des lumières des grandes cités du Nord. Et si leur destin semble tout tracé, y compris pour Antonio qui poursuit des études de notaire à Bari, ils aspirent en secret à une autre vie.

Une place déserte en fin de journée. Un enfant s’amuse seul dans cet endroit et est rejoint par un jeune homme en proie à moult interrogations. Ils se saluent et entament un jeu presque silencieux comme si cette ville où les commérages vont bon train et animent le quotidien, s’était dépouillée de sa substance pour une courte durée. Cette scène au caractère poétique un poil forcé, résume très bien le propos véhiculé par Lina Wertmüller. Ou comment évoquer le désespoir ambiant et la mélancolie qui habitent une population condamnée à péricliter. Une échappatoire à un vide existentiel peut-elle se présenter pour ses résidents, ailleurs que dans leur propre esprit ? Une question parmi tant d’autres à laquelle Lina Wertmüller va s’efforcer de répondre à travers un portrait social féroce, souvent truculent, toujours cynique.

Lorsqu’elle signe Les Basilischi, son premier long-métrage, Lina Wertmüller est connu des cinéphiles pour avoir assisté Federico Fellini sur le tournage de son chef-d’œuvre 8 ½. Et a priori, elle a retenu la leçon néo-réaliste du maître puisqu’elle n’hésite pas à l’appliquer pour ses débuts derrière la caméra, tout en instillant, par quelques touches habiles, sa vision purement féminine. Comme quoi, une telle démarche ne date pas d’hier si ce n’est qu’elle ne répondait pas aux démonstrations ostentatoires contemporaines dénuées de toute subtilité.  Elle rejoint quelque part ses homologues nippons, de Mikio Naruse à Kinuyo Tanaka en passant par Kenji Mizoguchi, qui s’attardaient sur les changements du Japon d’après-guerre tout en traitant du sort réservé aux femmes. Excepté que la forme adoptée ici s’écarte radicalement de celle déployée par ses prédécesseurs.

Héritage triste

En effet, l’aspect austère et naturaliste appliqué sur le long-métrage, hérité de 8 ½, en a dérouté et en déroutera plus d’un. Cependant, Lina Wertmüller ne verse jamais dans une âpreté et une rigidité qui aurait nui à sa fable. Elle préfère généralement saupoudrer son discours d’une pincée d’humour, de quelques piques bien senties à ne jamais prendre au premier degré. Car les propos chocs permettent de discerner après coup les contours de son dispositif. Les trois compères, peu avares en mots crus et cruels, s’adonnent à des occupations hasardeuses, symboles de la déperdition des lieux.

Si la réalisatrice ne nomme jamais précisément le cadre de l’action, c’est pour mieux souligner l’état du sud de L’Italie, région ignorée qui vit encore aujourd’hui dans l’ombre des géants lombards et de la capitale, souffre de la pauvreté et est emprisonnée dans le carcan des traditions. La peinture de cette ville anonyme brossée par Lina Wertmüller, glace le sang. La fatalité l’emporterait sans doute si les protagonistes, adeptes du sarcasme, n’allégeaient pas l’atmosphère pesante de l’ensemble. On ne s’évade pas de cette prison permanente et on ne s’extirpe pas de sa condition sociale. Bien au contraire, on assume la pérennité de sa lignée, de son legs, quitte à forcer la main à ses descendants et à les plonger dans l’enfer d’un mariage non désiré.

De fait, cet engrenage se couple à une autre sclérose, politique et culturelle cette fois. Peu touchés par le progrès, les habitants sont toujours fascinés par le son des bottes et des idées fascisantes, alors que l’unique ouverture sur le monde provient des lectures de Flash Gordon ou de Superman. Une telle misère intellectuelle ne peut pas favoriser un terreau favorable à des jours meilleurs pour Antonio et ses amis. Et si une oasis s’offre à eux c’est pour mieux se dérober, faute de courage et de conviction. Quant aux femmes, grandes victimes de cet enfer nébuleux, nul réconfort et nul respect ne leur sera témoigné.

Féminisme à l’italienne

Il y a notamment cette scène clé, terrifiante qui relate si bien les rapports de genre, durant laquelle Sergio entame une filature comme le ferait un détective dans un polar. Néanmoins, dans le cas qui nous importe, la cible de cette poursuite n’est pas un gangster, mais l’objet du désir du protagoniste. Même si elle n’en sera que peu offusquée puisqu’attirée par ce dernier, la jeune femme est réduite à l’état de simple proie. Pourtant, Lina Wertmüller ne s’abaisse jamais à un constat simpliste. Ici, les tentatives de séduction sont interdites, toujours à cause des satanées règles imposées aussi bien par le patriarcat que par les contraintes religieuses.

Bien entendu, l’attitude de mâle dominant des garçons, leur vision étriquée de la situation et de leur environnement n’arrange point le quotidien de la gente féminine. Pire encore, durant leurs conversations, les remarques maladroites, voire assassines, fusent de toutes parts. Lors d’un autre moment affligeant, Sergio s’efforce de consoler une adolescente en pleurs. Après s’être entretenu avec elle hors-champ et selon ses dires auprès d’Antonio, on devine qu’elle a été agressée sexuellement par le gardien du cimetière en échange de bonbons. Mais conclusion ubuesque, l’origine de son malaise proviendrait du vol de ses friandises par des enfants du quartier. Cette discussion grotesque, finement amenée par la cinéaste, définit très bien le mal ambiant. Et pour s’y soustraire, se jeter par la fenêtre dans une quasi-indifférence générale constitue l’unique issue.

Cependant, Lina Wertmüller ne se répand jamais en effusions lyriques et préfère des joutes enjouées pour appuyer sa mise en scène. Ce parti pris bienvenu ajoute de la justesse à l’ensemble et permet au long-métrage de trouver un équilibre permanent au service d’un message alarmant avant l’heure.

François Verstraete

Film italien de Lina Wertmüller avec Antonio Petruzzi, Stefano Satta Flores, Luigi Barbieri. Durée 1h23. 1963. Disponible en DVD/Blu-ray aux Éditions Carlotta.

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