Une étrange affaire, Sur le consentement à l’écrasement de Gaza
La première phrase d’Une étrange affaire, Sur le consentement à l’écrasement de Gaza nous en donne l’argument-clé. Elle est énoncée par l’auteur, Didier Fassin, titulaire au Collège de France de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines » :
Le consentement à l’écrasement de Gaza a créé une immense béance dans l’ordre moral du monde.
Il distingue le consentement passif, qui consiste à un laisser faire, du consentement actif par lequel on approuve un projet. Il en donne l’exemple suivant :
Lorsque des chefs d’Etat se succèdent à Jérusalem pour affirmer le droit inconditionnel d’Israël à se défendre et lui envoient massivement des armes.
Ce consentement ne va pas sans jeu sur les mots, sans déformation du fait historique, ni conduite perverse. Fassin cite par exemple Joe Biden qui appelle à un cessez le feu tout en attribuant à Israël 14 millions de dollars à une condition : qu’il consacre cette somme à acheter des armes aux États-Unis exclusivement… ce qui revient à subventionner en douce les industries états-uniennes, dans l’oubli du dogme néolibéral de la libre concurrence…
Un déni historique
Pour parvenir à ce consentement il faut dénier la réalité en tordant le vocabulaire. Si l’on isole le 7 octobre et la riposte d’Israël du contexte historique, dit Fassin, on sera justifié de parler de terrorisme. Si on resitue ces crimes de guerre dans la longue histoire, le vocabulaire change. Fassin rappelle une déclaration du secrétaire général des Nations unies qui attira les foudres d’Israël :
L’attaque du Hamas ne vient pas de nulle part [mais] cinquante six années d’occupation israélienne.
Il resitue même ce terrible épisode dans ce qu’il qualifie de « guerre de cent ans », rappelant que dès 1917, des commandos juifs attaquaient les armes à la main les colons britanniques d’alors. Faudrait-il les qualifier de « terroristes » ? Il rappelle que Nelson Mandela, fut longtemps qualifié de terroriste. N’avait-il pas déclaré : « Notre recours à la lutte armée en 1960 avec la formation de l’aile militaire de l’ANC était purement une action défensive contre la violence de l’apartheid » ? On sait qu’il fut le prix Nobel de la paix en 1993. Ainsi les dénominations voguent-elles selon les rapports politiques…
Un trouble dans le vocabulaire
Le terme d’antisémitisme connaît selon lui les mêmes errements. Son nouvel usage permet d’empêcher toute réflexion historique. Notre président à tous n’a-t-il pas déclaré que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme » ? Notre auteur y oppose une « définition opérationnelle » donnée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste :
Critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme.
Le terme de génocide connaît le même trouble. Dans son rapport titré Anatomy of a Genocide, Francesca Albanese, rapporteure spéciale des Nations Unies, l’utilise à propos du massacre des palestiniens, alors que l’ambassadeur d’Israël, aux mêmes Nations Unies, arbore l’étoile jaune… illustrant ainsi l’instrumentalisation du génocide des juifs d’Europe pour justifier la violence militaire d’Israël, commente Fassin. On pourrait ajouter : et pour manipuler la culpabilité de l’Occident suite à l’Holocauste perpétré par les nazi. À ce propos, Fassin cite l’historien Enzo Traverso :
Une guerre génocidaire menée au nom de l’Holocauste ne peut qu’offenser et discréditer cette mémoire.
Un trouble dans la Loi
Et bien sûr Fassin rappelle la Loi qui, en cette occurrence mérite bien un L majuscule, soit le Droit international établi par la résolution 181 de 1947 des Nations unies, et rappelé dans la résolution 67/19 de son assemblée générale du 29 novembre 2012 : doit exister « un État palestinien indépendant, souverain, démocratique, d’un seul tenant et viable, vivant dans la paix et la sécurité côte à côte avec Israël, sur la base des frontières d’avant 1967 ».
Notre auteur estime que le fait qui, sans doute, hantera durablement les mémoires, y compris peut-être en Israël, est la manière dont l’inégalité des vies israéliennes et palestiniennes a été donnée à voir sur la scène de Gaza.
Que l’on juge Didier Fassin « engagé » ou factuel, il nous apporte avec Une étrange affaire, Sur le consentement à l’écrasement de Gaza une somme d’informations qui nourrissent notre réflexion.
Mathias Lair
Didier Fassin, Une étrange affaire, Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, éd. la Découverte, septembre 2024, 190 pages, 17 euros